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Rémi Brague (Paris I / Munich)

Y a-t-il une Europe moderne?

 

         Je tiens d'un de mes plus anciens amis une caractérisation de notre ancien président de la République que j'estime très révélatrice. Ses fonctions, liées aux affaires européennes, l'amenaient à le côtoyer presque chaque jour, et lui permettaient mainte conversation. Il me confia un jour, évidemment en privé: 'c'est un salaud.' Le mot est très fort. La justification venait aussitôt après: 'Il ne croit en rien.' Il entendait par là une totale absence de convictions, religieuses ou non, tout ce qu'exprime le latin fides: un manque parfait de scrupules, un mépris de fer envers la parole donnée ou les engagements pris, et plus encore envers ceux qui s'estimaient tenus par là. Puis, après un silence, mon ami ajoutait: 'il ne croit en rien- sauf à l'Europe.'

         Ce que, avant et après sa mort, nous avons appris sur le personnage en question confirme la totalité de ces appréciations, en positif comme en négatif.

Europe et nihilisme

 

Cependant, je laisserai de côté le biographique pour élargir la perspective en prenant l'anecdote comme point de départ. Je voudrais poser ici une question: qu'en est-il du rapport entre les deux croyances ou, en l'occurrence, la croyance et l'incroyance invoquées ici? L'ami qui émettait ce jugement est un européen convaincu, parce qu'il est un serviteur incorruptible du bien commun et que celui-ci, pour lui, passe par la construction européenne. Pour lui, 'croire à l'Europe' était une concession, une nuance qu'il estimait devoir apporter à la formule un peu vaste: ne croire en rien. Or donc, est-ce bien le cas? Je me demande parfois, non sans quelque frisson, si 'croire en l'Europe,' plutôt qu'une restriction, ne serait pas au contraire l'expression la plus achevée d'une absolue incroyance.

Cela indique le thème principal de cet exposé: Europe et nihilisme. 'Ne croire à rien', c'est la façon dont le langage courant formule ce que les philosophes appellent nihilisme. Le terme date du début du XIXe siècle, mais il a reçu ses lettres de noblesse de Nietzsche. Celui-ci y voit un phénomène aux dimensions de l'Europe, par quoi il n'entend pas seulement un petit cap de l'Asie, mais l'humanité moderne. Les éditeurs des fragments recueillis sous le titre 'La Volonté de puissance' ont donné à la première subdivision de ce texte factice le nom de 'Le Nihilisme européen.' Et dans ses cours sur Nietzsche des années 30, Heidegger place au centre de ses réflexions cette même notion de 'nihilisme européen.'

L'adjectif 'européen' est dans un tel contexte plus qu'une indication géographique, qui donnerait l'origine réelle ou supposée d'une pathologie, comme on parle du 'mal français' ou de la 'grippe espagnole'. Il suggère que ce n'est pas par hasard que le nihilisme est apparu en Europe. Celle-ci constituait pour l'infection un terrain favorable. Il arrive que certains parasites reçoivent leur nom de ce qu'ils parasitent: c'est ainsi que l'on parle de la rouille du blé. C'est en ce sens que l'on parle du nihilisme européen.

Nietzsche n'a que peu thématisé le lien entre nihilisme et européanité. Mais c'est parce qu'il est omniprésent. Toujours est-il que, selon moi, c'est lui qui a posé la question fondamentale, et dont l'actualité s'avère de plus en plus brûlante. Elle est formulée dans un fragment qu'il a intitulé: 'le marteau'. Il y écrit: 'évoquer une décision effroyable, placer l'Europe devant la conséquence de savoir si sa volonté 'veut' la disparition (Der Hammer: eine furchtbare Entscheidung heraufbeschwören, Europa vor die Consequenz stellen, ob sein Wille zum Untergang 'will').'

On est tenté d'exorciser ce cauchemar en lui opposant la réalité splendide de la construction européenne. N'est-elle pas l'antidote même du nihilisme? On entend dire dans les milieux bruxellois que celle-ci serait l'une des rares entreprises susceptibles d'intéresser encore un jeune haut fonctionnaire qui aurait l'ambition de faire œuvre utile. On connaît la formule heureuse par laquelle Jean-François Lyotard caractérisait l'ère post-moderne: la fin des 'grands récits'. Ceux-ci auraient été des façons d'ordonner le devenir historique pour lui donner un sens, rendant ainsi intelligible la pratique de ceux qui y vivent en leur permettant de s'y situer et en leur faisant croire qu'ils y contribuent. Il en est ainsi de l'histoire du salut selon le christianisme, ou de ce qui constitue peut-être différentes versions de sa sécularisation: le mythe du progrès selon les Lumières, ou encore la doctrine marxiste de l'histoire. La formation de l'Europe serait le dernier de ces 'grands récits.'

Je commencerai moi aussi par un récit sur l'Europe. Ce sera mon 'grand récit' à moi. Je me fonderai sur une caractérisation de la culture européenne que j'ai déjà développée il y a une dizaine d'années et sur laquelle, donc, je ne veux pas revenir une fois de plus. En deux mots: l'identité culturelle de l'Europe est excentrique; elle se caractérise par une double secondarité par rapport aux sources antique et biblique. J'étudiais cette culture comme une quasi-essence que je saisissais de façon synchronique. Je vais tenter ici d'en esquisser le développement diachronique.

 

 

 

 

Le dynamisme européen et son ressort

 

Les éléments de la grandeur européenne ont été acquis au Moyen Age. On peut le montrer historiquement. Il faut pour cela reculer de mille ans et faire comme un bilan du millénaire. On peut distinguer le projet de sa réalisation. Le projet est plus ancien, puisqu'il date de l'idée d'un Empire d'Occident qui est peut-être chez Charlemagne (800), et en tout cas chez les Ottoniens (962). La réalisation est nécessairement un processus de très longue durée. Le tournant qui y mène et constitue ainsi la ligne de partage des eaux de l'histoire européenne, me semble être le XIe siècle. C'est à cette époque que se mettent en place les mécanismes qui vont aboutir à la concrétisation de l'Europe comme civilisation.

On peut distinguer pour plus de clarté trois aspects, même si ceux-ci,†dans l'histoire concrète, se conditionnent mutuellement:

1) C'est au début du XIe siècle que la liste des acteurs présents sur la scène européenne devient complète et définitive. Cela correspond à la fin d'un mouvement séculaire, les migrations de populations- ce que la classe dirigeante romaine appelait d'un terme péjoratif qui nous est resté les 'invasions barbares.' Depuis les premiers Germains, les Cimbres et les Teutons massacrés par Marius jusqu'aux Hongrois, des tribus nomades venues d'Asie ne cessent d'avancer vers l'Ouest et le Sud. Elles sont poussées de proche en proche par leurs voisines, le premier moteur invisible étant probablement l'expansion de l'Empire et de la civilisation chinoise; de même, il se peut que la fin de ce mouvement séculaire soit liée à la crise de l'Empire chinois commencée au VIIIe siècle. De même que les Turcs se fixent en terre d'Islam et les Bulgares en terre byzantine, dans l'espace de la chrétienté latine, les Hongrois, les Polonais et les Tchèques se convertissent au christianisme (Tchèques à partir de 863; Polonais en 966; Hongrois en 985). Les nouveaux venus acquièrent leur indépendance ecclésiastique autour de l'an Mil, en particulier gr‚ce au pape Sylvestre II qui leur accorde des évêchés bien à eux, indépendants de ceux du Saint-Empire.

2) C'est au milieu du XIe siècle que l'Europe achève de se définir elle-même, au sens le plus concret du terme, en se séparant de ce qui n'est pas elle. Elle était déjà séparée de l'Islam depuis la conquête arabe du Sud de la Méditerranée, au VIIe siècle. En 1054, les deux moitiés d'une partie de la chrétienté, celle du Nord de la Méditerranée (n'oublions pas en effet, au Sud de celle-ci, l'Ethiopie et les chrétientés vivant en terre d'islam) se séparent. Il existe désormais une chrétienté latine réellement distincte de la chrétienté de culture grecque. Quelques années plus tard, la bataille de Mantzikert (1071) signe l'entrée en scène de la puissance turque, qui sera le fossoyeur de l'Empire byzantin.

3) Enfin, vers la fin du XIe siècle, l'Europe se remplit d'elle-même, en coïncidant de plus en plus avec sa définition géographique. Elle reconquiert l'Espagne, en un mouvement qui est d'ailleurs pan-européen: les royaumes chrétiens du Nord reçoivent l'aide de mercenaires venus de France, de Normandie, voire d'Allemagne. En 1085, les castillans prennent Tolède. C'est également dans la seconde moitié du XIe siècle que les Normands mettent fin à la domination byzantine en Italie du Sud et musulmane sur la Sicile en prenant Messine (1061), puis Palerme (1072).

A l'intérieur de ce domaine désormais clos, l'Europe travaille sur soi, s'intensifie. Cela vaut déjà au niveau des réalités les plus humbles. Toujours à la même époque, l'Europe connaît une croissance démographique accrue. Elle devient capable de nourrir une population plus nombreuse. Cela a été rendu possible par une révolution économique: extension des surfaces cultivées gagnées sur les forêts, introduction de plantes nouvelles, amélioration des techniques agricoles (assolement triennal, collier de poitrail, etc.). Peu importe que ces conquêtes techniques ait été réalisées pour la première fois dans l'espace européen ou ailleurs- en Chine, par exemple. C'est en Europe qu'elles ont été appliquées et généralisées.

 

Le modèle européen de développement

 

L'Europe médiévale se caractérise par une structure croisée. Une intensification interne fait système avec un emprunt extérieur. En un mot: les ressources sont dedans; les sources sont dehors. L'Europe tire d'elle-même le réel- sa population et de quoi la nourrir. En revanche, elle importe d'en dehors d'elle ce qui relève du symbolique. Ses points de référence sont le christianisme, une religion venue du Moyen-Orient, la littérature grecque et le droit romain de l'Antiquité. C'est en redécouvrant et en systématisant celui-ci que la révolution juridique du XIe siècle a lancé le christianisme dans l'entreprise de réformer le monde.

Par ailleurs, l'intensification interne précède et rend possible l'emprunt extérieur. Il y a là comme une loi du dynamisme européen. On parle de l''impérialisme européen'. Il est réel, ou il le fut. Mais l'expression cache le fait fondamental, qui est d'ailleurs celui qui a rendu possible les interventions extérieures: l'Europe est une civilisation qui ne s'est pas fondée sur la conquête extérieure, mais sur la conquête intérieure. L'Europe est fondée sur un travail sur soi. Elle a commencé par exploiter à fond les ressources disponibles avant d'emprunter ailleurs.

Cela vaut d'abord au niveau matériel. Ainsi, les Croisades ont été rendues possibles par la pression démographique interne à l'espace européen. Et la découverte du Nouveau Monde l'a été par celle du gouvernail d'étambot. La même loi se vérifie dans le domaine de la culture. L'Europe a su s'ouvrir à l'extérieur parce que, si l'on peut dire, elle avait déjà un extérieur à l'intérieur de soi. La culture de l'Europe est fondée sur la nostalgie envers Athènes et Jérusalem. L'orientalisme européen, loin d'être une conséquence de la colonisation, est dans le sillage du mouvement humaniste: les arabisants européens furent d'abord des hébraïsants; on étudia le sanscrit dans la foulée des langues classiques.

On a depuis longtemps mis l'accent sur les emprunts extérieurs de la pensée européenne et souligné que la grande scolastique aurait été impossible sans l'apport des penseurs juifs et musulmans de langue arabe. Thomas d'Aquin, Duns Scot, Eckhart et tant d'autres construisaient sur Avicenne, Averroès et Maïmonide. Rien de plus vrai, et l'on a raison de le rappeler. Mais on oublie que pour emprunter, il faut en éprouver le besoin. Il faut expliquer la demande. En l'occurrence, il faut expliquer pourquoi l'Occident a senti le besoin d'outils intellectuels plus fins. Il a d'abord travaillé sur ce qu'il avait à sa disposition avant d'importer. Il a commencé par pousser au plus haut degré de raffinement possible les instruments rudimentaires qu'il possédait. Des gens comme s. Anselme (m. 1109) ou Abélard (m. 1142) devaient se contenter de travailler avec s. Augustin et les lambeaux d'Aristote disponibles. Sans eux, l'Europe n'aurait pas éprouvé le besoin d'aller chercher ailleurs ce qui lui manquait d'Aristote.

 

L'Islam comme contre-exemple

 

On peut compléter cette esquisse par une autre, plus rapide encore, de la situation dans le monde islamique. Il présente un intéressant contre-exemple. Curieusement, celui-ci prend en effet, et au XIe siècle encore, une orientation symétrique de celle de l'Europe: alors que l'Europe s'intensifiait, l'Islam s'étendait; alors que l'Europe se mettait à emprunter du sens au dehors, l'Islam se contentait désormais du sens qu'il produisait lui-même. 

L'Islam avait commencé par un siècle de conquêtes. Il était ensuite resté plus ou moins stable depuis les coups d'arrêt que représentaient, à l'Ouest, l'échec du siège de Byzance en 718 et l'escarmouche de Poitiers en 732, à l'Est, la bataille du Talas contre les premiers avant-postes chinois (751). Or, le XIe siècle est pour l'Islam l'époque de la reprise de l'expansion extérieure. J'ai déjà signalé l'importance de la bataille de Mantzikert en direction de l'Ouest. Vers l'Est, c'est en 1020 que Mahmud de Ghazna envahit le Pendjab, s'ouvrant ainsi un chemin vers l'Inde.

Quant à la culture, le mouvement est au contraire au repli. Une date symbolique est la mort d'Avicenne en 1037. Celui-ci est le premier philosophe écrivant en arabe à ne pas avoir publié de commentaire d'Aristote. Sa philosophie est comme une déclaration d'indépendance par rapport à la Grèce. L'aristotélisme est tout entier absorbé. Le monde islamique avait énormément traduit, en un mouvement qui connut son apogée au IXe siècle. Il cesse de le faire au XIe. La pensée islamique se croit désormais auto-suffisante. Et peut-être l'est-elle effectivement. Au XIe, l'Islam se ressent en tout cas comme ayant atteint une plénitude telle que toute nouveauté ne pourrait que porter atteinte à la perfection déjà obtenue.

 

L'inversion moderne

 

         On pourrait se demander, non sans une certaine exagération, si l'Europe moderne, en tant qu'elle est moderne, ne reposerait pas sur l'exacte inversion du modèle qui a fait sa réussite au Moyen Age. Et donc s'il ne faudrait pas, avec le sociologue allemand N. Luhmann, distinguer la civilisation 'vielle-européenne' (alteuropäisch) de la modernité dans quoi nous vivons. De la sorte, l'Europe serait essentiellement pré-moderne, et la modernité essentiellement post-européenne.

         Commençons par un paradoxe: l'usage du mot Europe en son sens actuel est pour l'essentiel un usage moderne, venu des Lumières. Le mot Europe est bien sûr fort ancien. Mais c'est à partir des Lumières que s'est enflé le discours sur l'Europe comme substitut destiné à remplacer le mot Chrétienté. L'Europe était supposée être la scène sur laquelle se jouait le drame de la civilisation. Elle devait être aussi le parterre qui devait juger les hommes et les faits selon leur conformité au projet des Lumières. L'époque était friande de ces mots qui ne signifiaient rien de nouveau, mais qui avaient l'avantage de refouler dans l'oubli des notions qui désignaient des réalités chrétiennes. Ainsi, parler de 'bienfaisance' permettait de ne pas parler de charité, etc. De la sorte, l'expression 'Europe moderne' est presque un pléonasme.

Mais le fait que l'on parle beaucoup de l'Europe n'a rien à voir avec la vitalité de celle-ci. Il serait intéressant de se demander si la réalité ne serait pas en raison inverse de l'emploi des mots, et si l'Europe ne serait pas entrée dans une dialectique auto-destructrice justement au moment o_ le mot prenait l'allure d'un slogan. Ce qui, quant à l'expression, était un quasi-pléonasme, est peut-être, quant à la chose même, un oxymore.  

         L'inversion moderne, donc, comme le modèle médiéval qu'elle retourne, s'est mise en place en un processus séculaire. Je n'en donne ici qu'une esquisse trop rapide et simplifiée. L'Europe médiévale, ai-je dit, exploitait ses ressources intérieures et importait du dehors ses sources culturelles. Tout se passe comme si la modernité avait inversé ce rapport. L'Europe s'est mise à exploiter les ressources extérieures quant aux matières premières: en économie, les Temps Modernes ont commencé avec l'importation des métaux précieux du Nouveau Monde; la civilisation dépend aujourd'hui du pétrole du Moyen-Orient ou de l'uranium africain.

En revanche, L'Europe se contente de plus en plus de ses ressources propres dans le domaine de la culture. Une séculaire Querelle des Anciens et des Modernes s'est livrée, dont la polémique parisienne des années 1687-88, qui a lancé l'expression, n'est que le symptôme. Elle s'est terminée par la victoire des modernes. Dans l'Europe contemporaine, l'arrachement par rapport aux racines grecques et bibliques va croissant, jusqu'à devenir une ignorance voulue qui prend parfois des aspects terrifiants. Il est encore trop tôt pour savoir si la vogue actuelle du bouddhisme représente un véritable emprunt de sens à l'Orient, ou la projection sur un 'autre' imaginaire de tentations ou de tentatives purement occidentales. 

 

L'anthropologie pré-moderne

 

Sans vouloir rien expliquer, je proposerai de réfléchir sur un parallèle. Ce qui vaut au niveau collectif des civilisations se vérifie également au niveau individuel. La structure que j'ai observée se retrouve dans l'anthropologie qui y correspond. L'homme médiéval, comme l'homme antique, se sentait engagé dans un double rapport à soi-même et à l'extérieur. Son rapport à soi-même supposait un travail sur soi, l' des Grecs, la cura animi romaine, l'ascèse chrétienne. Dans son rapport à l'extérieur, il se savait ordonné à un kosmos qui était pour lui source de sens et qu'il ressentait comme supérieur. L'image de la statue à sculpter est actuellement à la mode. On oublie que, chez Plotin qui a été le premier à la formuler, il s'agit, non pas de sculpter sa propre statue, mais bien au contraire de se sculpter soi-même sur le modèle des dieux.

L'homme médiéval se pensait à travers des schémas qui lui venaient de ses deux sources, grecque et biblique. L'anthropologie grecque et l'anthropologie biblique, si différentes qu'elles soient, partagent certains traits qui les opposent toutes deux à la vision moderne du monde. Elles ont en commun la même structure de base quant au rapport entre l'être et le devoir être, entre ce que l'homme est et ce qu'il est appelé à être, entre sa nature et son destin. Toutes deux sont des pensées de la dépendance et de l'efflorescence. L'homme est donné à soi-même par une puissance qui le domine et qui l'investit d'une mission, qui est de porter à sa perfection le don qui fait de lui ce qu'il est.

Pour l'homme antique, cette puissance est la nature. Ainsi, Aristote souligne que la politique ne fabrique pas des hommes, mais les reçoit tout faits de la nature. L'homme antique se comprend lui-même comme un être naturel parmi d'autres, mais comme l'être le plus naturel qui soit. Ce qui l'élève au-dessus des autres êtres naturels n'est pas qu'il s'arrache à la nature, mais qu'il en réalise plus à fond l'intention. C'est dans l'homme que la nature parvient le mieux à ses fins. L'homme est d'emblée l'animal le plus conforme à l'univers. Et il a pour mission de perfectionner cette conformité par une imitation.

L'homme du judaïsme et du christianisme se comprend comme 'créé à l'image de Dieu' (Genèse, 1, 26). La formule a deux versants qui se complètent et se corrigent: d'une part, l'homme partage son statut de créature avec tout le reste de ce qui est. Mais, d'autre part, il se distingue des autres créatures par son statut d'image de Dieu.

Dans le christianisme, le second modèle anthropologique n'a pas purement et simplement remplacé le premier qu'il aurait relégué dans le domaine du périmé. La nature était l'objet même de la création divine. Cette décision métaphysique a permis deux séries de conséquences. D'une part, au positif, elle rendit possible au XIIe siècle la reprise de la cosmologie du Timée et l'idée selon laquelle la Nature est l'intermédiaire du Créateur. Un siècle plus tard, elle entraîna, au négatif, le rejet par Thomas d'Aquin, dans la foulée de Maïmonide, de la vision du monde discontinuiste du Kalām.

Les deux modèles ont en commun une certaine limitation de l'homme. Le modèle antique situe l'homme parmi d'autres êtres naturels, comme les animaux, voire les dieux qui sont aussi en un certain sens des êtres naturels. L'homme avait une nature qui lui ouvrait des possibilités mais lui imposait en même temps des limites. La sagesse antique consistait pour l'homme à rester conscient de ce qui le séparait des dieux. C'est d'ailleurs le sens du précepte de l'Apollon de Delphes: . L'homme était sans doute l'animal le plus parfait, mais il n'était pas l'être le plus parfait qui soit: les corps célestes le surplombaient de leur splendeur.

Le modèle biblique, de son côté, faisait de l'homme l'image de Dieu. Cela lui assurait une dignité incomparable, mais lui assignait en même temps des t‚ches et des devoirs. Là aussi, l'homme était tout juste en dessous des êtres divins (elohim), mais en-dessous d'eux quand même (Psaume 8, 6).

Cette image de l'homme se transposait tout naturellement au niveau de la culture dans une acceptation de la dépendance ou 'secondarité' par rapport à des sources antérieures.

 

La non-anthropologie moderne

 

Le double rapport à soi et à l'autre s'est inversé par rapport au modèle médiéval. L'homme moderne n'a plus à travailler sur soi. Il est censé être un donné initial. Il est devenu, plus radicalement peut-être que chez Protagoras, la mesure de toutes choses. C'est lui qui a des droits; c'est lui qui est censé donner sens.

Pour l'homme moderne, symétriquement, l'extérieur n'est plus un lieu de sens. Ce fait est lié à la montée des sciences de la nature. Celles-ci représentaient déjà l'argument décisif des Modernes dans la querelle qui les opposait aux partisans des Anciens. Depuis lors, elles sont devenues la clef de voûte de la civilisation matérielle, de par la technologie qu'elles rendent possible. Mais, quelle que soit leur valeur comme productrices de vérité, elles ne sont pas source de culture. En effet, si elles mettent bien l'homme à l'école d'une extériorité radicale, elles le placent en même temps en face d'un factuel brut, qui ne peut en rien guider la quête humaine du sens.

Là aussi, toute une anthropologie est en jeu. On a pu caractériser la modernité comme la tentative pour se dégager aussi bien de l'Antiquité païenne que du christianisme en jouant l'un contre l'autre. C'est ce qu'elle fait aussi pour les deux modèles anthropologiques qui l'ont précédée. Contre le christianisme, la modernité déploie un naturalisme. L'homme est selon elle un pur produit de la nature. Cela lui permet de rejeter l'autorité divine. Mais en même temps, contre le paganisme, l'homme moderne continue de revendiquer l'héritage biblique, dont la mission de soumettre et dominer la terre. Il lui faut pour cela prétendre être plus qu'un des êtres de la nature. En un mot, l'homme moderne prétend être nature, sans pour autant avoir de nature.

Rien ne le pose plus dans l'être, rien ne l'affirme plus dans sa légitimité que lui-même. C'est-à-dire rien. 'J'ai fondé ma cause sur rien', cette phrase de Max Stirner pourrait servir de devise à l'homme moderne.

C'est cet homme moderne qui peuple l'Europe d'aujourd'hui, ou qui en tout cas y donne le ton. C'est lui qui en tient les leviers de commande, dans l'économie comme dans la politique nationale ou bruxelloise. C'est lui qui, sans toujours le savoir, contrôle la conscience des peuples européens en leur faisant voir les choses à travers ses propres catégories.

 

L'impasse

 

Un fait nouveau caractérise l'époque contemporaine. Il est dans le droit fil de l'histoire moderne de l'Europe, mais représente quand même un tournant décisif. Le produit à importer est de moins en moins les matières premières, et de plus en plus le matériau humain. Je pense bien entendu à la crise démographique. Elle a été mise en place il y a longtemps, à des degrés divers selon les régions- à commencer par la France du milieu du XVIIIe siècle. Cette crise a pris dans les années soixante un aspect particulièrement dramatique. Ce n'est que depuis une dizaine d'années que le phénomène est arrivé à la conscience des médias- et encore, bien discrètement. Le fantasme d'une surpopulation ne subsiste que chez quelques incurables. Et ceux qui, dès très tôt, avaient sonné l'alarme et s'étaient alors faits couvrir d'injures, ou au moins de ridicule (je pense à Pierre Chaunu) apparaissent désormais comme des précurseurs.

On voit apparaître des statistiques inquiétantes quant à la survie même de l'humanité. Et quant à l'Europe, la Commission de Bruxelles a lancé l'idée selon laquelle une immigration massive serait nécessaire pour en maintenir le niveau de vie. De plus en plus, l'Europe est appelée à vivre sous perfusion. Et sous perfusion de peuples qui ont gardé des croyances et des pratiques pré-modernes. L'Europe ne pourra donc survivre que si le reste de l'humanité n'en adopte pas les mœurs. De la sorte, la 'dialectique des Lumières' chère à l'école de Francfort trouve ici une réalisation concrète: l'espoir de survie du mode de vie moderne réside dans l'échec même de son projet, à savoir, élever jusqu'à lui l'ensemble de l'humanité.

Il faut voir sous cet angle aussi l'entrée dans la communauté européenne de nouveaux pays, la Pologne par exemple. Qu'une entité politique se forme, puis s'agrandisse par des moyens entièrement pacifiques, c'est dans l'histoire une nouveauté inouïe dont il faut se féliciter. Mais ne soyons pas naïfs et sachons percevoir, derrière l''Hymne à la Joie', les froids calculs des décideurs: l'élargissement de la Communauté a aussi quelque chose d'une prédation. Les économies avancées espèrent exploiter des réserves de main d'œuvre qualifiée à bon marché.

 Je ne traiterai pas ici ce thème comme il le mériterait. Je n'ai aucune compétence en démographie. Et je n'ai pas non plus les moyens de parcourir tous les domaines du savoir qui sont impliqués dans les problèmes de population, c'est-à-dire à peu près tous ceux qui ont leur mot à dire sur l'homme, de la psychologie des profondeurs à la sociologie en passant par l'économie et la politique.

J'ignorerai ici ces innombrables médiations pour aller droit à ce qui me semble l'essentiel, et qui relève justement de ce déficit anthropologique sur lequel j'ai attiré l'attention un peu plus haut. Il y a une chose, et peut-être une seule, que la modernité ne peut pas faire. Malgré ses indéniables succès, elle n'a pas les moyens de répondre à la question de la légitimité de l'humain. Elle s'est rendue capable de produire de la prospérité, de la justice, de la culture, donnant ainsi une réponse pratique à la question de la vie bonne- ou à tout le moins de la 'bonne vie'; en revanche, elle est devenue incapable de dire pourquoi il est bon qu'il y ait des hommes pour vivre une telle vie.

 

Conclusion

 

Terminons par une note moins sombre. Il est bien possible que, dans l'Europe du centre et de l'Est, des réserves de matériau humain soient encore disponibles. Mais on peut aussi espérer qu'elle contient quelque chose de bien plus précieux: des réserves, non seulement d'humains, mais de ce qui fait que l'humain est humain, de nouveaux gisements de sens. Nous en avons besoin, car croire à l'Europe, cela ne suffit pas. Voire, comme je l'ai craint au début de cet article, cela pourrait être le comble du nihilisme. Il faut encore bien croire à l'Europe. Et cela n'est possible que si l'on ne croit pas seulement à l'Europe.

 




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