Dorota Dakowska - Rapport Colloque "Création de l'identité européenne: culture de la différence, culture de l'identité" Cracovie 18 - 22 septembre 2002


La question de l'identité européenne revient fréquemment dans les discussions sur les conséquences économiques, politiques et sociales de l'intégration européenne qui laissent une empreinte profonde sur les États membres de l'Union et leurs populations.

L'accélération de l'intégration avec la création du marché commun, de l'Union politique et monétaire, de la politique étrangère commune et enfin, l'amorce du processus de l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale ont poussé l'Union européenne à des réformes qui la font ressembler de plus en plus à une forme étatique. Les débats sur la légitimité de cette institution et sur l'évolution de la démocratie européenne, les échéances du sommet européen de Copenhague en 2002 et les travaux de la Convention européenne ont relancé la question de la citoyenneté européenne et de l'identité de ses habitants. Les interrogations sur l'éventuelle émergence d'une identité européenne, fondée sur le sentiment partagé d'appartenance à la même communauté politique, appellent à tourner le regard de façon diachronique, d'une part sur les recompositions identitaires en cours, d'autre part sur le processus historique de construction des identités nationales, parallèle au développement des États-nations. En outre, il ne faut pas perdre de vue le fait que, dans l'histoire, l'Europe et ses traditions culturelles ont exercé une profonde influence sur les États en formation, dans différentes parties du globe.

Aujourd'hui, les concepts d'"identité" et de "culture" sont remis en question dans un contexte qualifié de "post-national" et sous l'impact d'une mondialisation s'accompagnant de l'accroissement considérable des mouvements de personnes et des échanges de biens matériels et immatériels. Ces phénomènes tendent à fragmenter des entités jusqu'alors considérées comme unitaires, en même temps qu'ils donnent parfois l'impression d'estomper, à travers des métissages, les différences à travers les sociétés. Si l'Europe n'est plus une référence culturelle essentielle à l'extérieur de ses frontières, il n'est pas certain qu'elle le soit davantage au sein des sociétés européennes.

La conférence, organisée par le Forum International des Sciences Humaines (Paris) et le Centre de Pensée Politique (OMP) de Cracovie a rassemblé, les 18-22 septembre 2002, à Cracovie, des chercheurs issus des différentes disciplines des sciences humaines et sociales: histoire, anthropologie, philosophie, science politique, pour un colloque dont les débats s'articulaient autour du thème général "Création de l'identité européenne. L'homme des confins. Culture de la différence, culture de l'identité". Inspirés par l'anthropologie culturelle, les organisateurs de la conférence ont posé la question suivante: "L'identité plurielle, difficile à cerner et pourtant de plus en plus répandue, est-elle possible sans déchirement identitaire et sans rejet ?".

Cette question, déclinée à travers des approches disciplinaires et régionales diversifiées, en appelle d'autres : l'identité peut-elle être pensée en dehors de la culture? Quelles définitions de l'identité restent opératoires dans le contexte de mondialisation? Que peut-on attendre du processus de l'intégration européenne en ce qui concerne le renforcement d'un sentiment d'appartenance à la communauté parmi les citoyens des pays membres de l'Union? Dans quelle mesure l'Europe et son héritage peuvent être considérés comme une référence culturelle importante, à l'intérieur et en dehors du continent? Comment pouvons-nous conceptualiser la formation de l'identité à travers l'histoire? Quelles ruptures majeures se dégagent? Comment peut-on nuancer le processus de la construction européenne, en traçant ses limites, mais sans pour autant tomber dans une forme de défaitisme?

I. Construction nationale et identité

Depuis l'avènement des États-nations modernes, la notion d'identité est historiquement liée étroitement à celle de la nation. Celle-ci se définit traditionnellement par une unité territoriale, linguistique, culturelle, enfin, selon l'acception renanienne, par une volonté de vivre ensemble.

Antécédents historiques: émergence de l'identité nationale

Afin de comprendre les difficultés qui se posent dans les débats théoriques et normatifs sur l'éventuelle émergence d'une identité européenne dépassant le cadre des États, les participants à la conférence sont revenus sur la genèse de l'État nation. Si on parle aujourd'hui de "l'invention" ou de la "construction" de l'État-nation en rappelant le caractère relativement récent du processus (Anne-Marie Thiesse), il n'en demeure pas moins que les générations intellectuelles engagées dans les mouvements nationaux du XIXème siècle ont laissé une profonde empreinte sur les consciences et sur les représentations collectives. En effet, des courants politiques, intellectuels et artistiques très larges ont participé à ce mouvement d'érection de monuments et de symboles nationaux, à l'écriture d'une histoire nationale, considérée comme immanente et essentiellement différente de celle des autres pays. La recherche de références dans les traditions et mythologies populaires devait accroître le sentiment d'appartenance à la communauté et transcender les différences entre les couches sociales (Anne-Marie Thiesse). C'est principalement à l'école que revenait la t‚che d'éducation qui devait renforcer l'identité nationale et le sentiment d'unité, génération après génération. Ainsi, l'enseignement de l'histoire à l'époque des nationalismes du XIXème siècle reposait sur un enseignement patriotique de l'histoire de son propre pays, histoire définie le plus souvent "contre" les États ennemis (Luigi Cajani), voire contre les identités locales et régionales, comme dans le cas de la France.

Cependant, l'histoire des pays européens nous enseigne qu'il existe des exceptions et des irrégularités par rapport à la règle aujourd'hui admise de la formation des États-nations. Ainsi, dans le cas espagnol, comme l'a montré José Alvarez-Junco, une identité collective, pré-nationale, a précédé la formation de l'identité nationale. Cette identité collective, construite à l'époque moderne et renforcée lors des affrontements contre des Français, des protestants ou des Turcs, composée d'éléments ethniques et, surtout, religieux, n'a pas constitué l'identité nationale à proprement parler. Influencée, au début du XIXème siècle, par des processus précoces de construction de mythologies nationales, cette identité collective pré-nationale s'est avérée, paradoxalement, relativement résistante au tendances homogénéisantes, présentes dans d'autres pays d'Europe. Si une revalorisation romantique de l'image de l'Espagne par des auteurs étrangers, ainsi que des tentatives d'écriture d'une histoire nationale ont semblé ouvrir la voie à des paradigmes nationalistes, d'autres facteurs ont freiné ce développement: le déclin politique du pays au cours du XIXème siècle, l'absence de mouvement de "nationalisation de masses", liée à la non-participation de l'Espagne à des grands conflits internationaux, marquée au contraire par des révoltes intérieures, et l'insuffisante généralisation des structures éducatives et militaires. Ainsi, des grandes parties de la société espagnole n'ont pas été touchées par la modernisation ni par la nationalisation. C'est le XXème siècle qui a vu le développement des nationalismes en Espagne, tant au niveau central que régional, sur le fond de crises politiques, de guerre civile et de dictature. L'intégration des structures européennes et de l'OTAN semble clore ces chapitres isolationnistes.

Diffusion du modèle européen

Mais la formation de l'identité nationale n'était pas limitée aux pays d'Europe: au contraire, ainsi que l'a montré Nikita Harwich sur l'exemple du Venezuela, les États d'Amérique Latine en formation au XIXème siècle, ont importé des discours, des symboles et des imaginaires nationaux, mais aussi des programmes d'enseignement de l'histoire fondés sur le modèle républicain d'une histoire patriotique, illustrée d'exemples édifiants. Ces transferts ont donné lieu à des importations et des adaptations conformes aux besoins locaux de modèles européens, tels que l'Antiquité classique ou la Révolution française dans l'enseignement de l'histoire, ou encore, les boulevards haussmanniens dans l'architecture des capitales sud-américaines.

Identité et changement

Ralph Grillo a, quant à lui, replacé les interrogations sur le concept de l'identité dans une double perspective de changement.

[if !supportLists] ¡ Il s'agit d'une part d'un changement de paradigme théorique qui déconnecte le concept de l'identité de celui de la culture, pour remettre en cause le caractère "essentialiste" de celle-l‡.

[if !supportLists] ¡ D'autre part, ce sont les processus de transnationalisation, en particulier les mouvements des personnes qui conduisent à complexifier les références identitaires et les notions d'appartenance et qui altèrent la notion traditionnelle de l'identité.

Pourtant, les institutions européennes, selon Ralph Grillo, n'ont pas toujours pris en compte ces évolutions dans les débats qu'elles ont initiés à propos de l'identité. En effet, en promouvant la recherche d'une définition de l'identité européenne fondée sur un héritage culturel commun, en soutenant des projets d'écriture d'une "histoire européenne", l'invention de lieux de mémoire européens, l'européanisation de symboles et de "grands hommes" nationaux, les responsables européens défendent une vision marquée par un biais élitiste et essentialiste, donc finalement ethnocentrique. Pour Monika Mokre, en revanche, le choix de la Commission européenne de désigner la liberté, la démocratie, la tolérance et la solidarité comme des valeurs fondamentales de l'identité européenne permet d'éviter le biais d'une définition ethnocentrique de l'identité. Toutefois, ces valeurs universelles risquent d'être ainsi "essentialisées" par une définition qui les considère comme des attributs statiques d'une communauté politique.

Anne-Marie Thiesse retrace les tentatives d'appropriation au niveau européen du modèle de création d'identité nationale au XIXème siècle. Cependant, établir des analogies directes n'est pas sans poser problème, d'une part à cause de l'incompatibilité du processus d'identification nationale avec l'hypothétique identité européenne, d'autre part, en raison de l'impossibilité de transposer des mécanismes élaborés il y a deux cents ans à nos sociétés contemporaines. Enfin, si nous pouvons imaginer l'émergence à terme d'une identité collective en tant que sous-produit, ou complément, de l'intégration politique et sociale, il ne s'agit pas d'une création de toutes pièces,mais bien plus d'un processus de longue durée dont l'accomplissement peut prendre des générations (Anne-Marie Thiesse).

Quant à la vision post-moderne, la question peut se poser de savoir si celle-ci ne comporte pas une certaine notion d'élitisme? Les références aux identités transnationales, translocales, cosmopolites, hybrides, créoles ou à l'homme des confins, tout en reflétant des réalités sociales, ne comportent-elles pas un sous-entendu normatif de projet élaboré par et pour les élites, qui cacherait d'autres réalités, à l'opposé, telle la xénophobie dans les sociétés européennes ou l'attachement à l'identité nationale, encore perceptible parmi les populations les plus "transnationalisées", tels les fonctionnaires européens ? Au niveau européen, Ralph Grillo voit une solution dans le modèle d'une Europe multiculturelle, fondée sur un sentiment partagé d'appartenance à une unité politique et favorisée par le dialogue interculturel.

L'évolution de la Communauté européenne en tant qu'entité politique invite à repenser la question d'appartenance et d'identification. Mais tout d'abord, un philosophe pourrait demander: "l'Europe moderne" existe-t-elle? Pour Rémi Brague, si l'Europe médiévale a construit son identité de façon externe, en empruntant des ressources culturelles à l'extérieur, alors qu'elle s'est développée économiquement en utilisant ses ressources internes, l'Europe moderne s'appuie sur l'inversion de ce chiasme. En se contentant de ses ressources propres dans le domaine de la culture, en plaçant l'homme au-dessus de son héritage culturel, l'Europe moderne se prive de sens. L'ouverture sur l'Europe du Centre et de l'Est constituerait un espoir pour apporter du contenu au projet européen en cours.

II. Construction européenne et la question de l'identité collective

L'accélération de l'intégration européenne depuis les années quatre-vingt, la création du marché commun, l'Acte Unique Européen ont profondément changé la nature de la Communauté, puis de l'Union européenne. En même temps, ils ont laissé une empreinte profonde sur les systèmes institutionnels des pays membres. Avec la communautarisation croissante des politiques publiques dans de nombreux domaines, l'Union européenne est devenue une création sui generis qui dépasse dans beaucoup de domaines une simple confédération d'États indépendants, sans devenir pour autant un État fédéral. Ce renforcement institutionnel de l'Union européenne, les élections directes au Parlement européen, enfin, les projets constitutionnels en cours appellent à réfléchir sur l'émergence d'une possible citoyenneté de l'Union, fondée sur des droits fondamentaux, mais aussi sur des valeurs partagées. Cette dernière question comporte toutefois un certain nombre d'incertitudes.

Identité et représentation en Europe

Monika Mokre relie la réflexion sur le développement politique de l'Union européenne à un questionnement sur l'identité et la représentation en tant que composantes du système politique et des sociétés démocratiques. La question de l'identité collective est reliée à celle de demos. Le peuple peut être défini dans une perspective extérieure, comme un groupe défini d'individus habitant un territoire déterminé et détenant certains droits politiques et civiques. Cependant, la définition de ce groupe n'est pas unanime à travers différents pays membres de l'Union européenne, ainsi que l'illustre par exemple l'inégal accès des étrangers - qu'ils soient ressortissants communautaires ou pas - aux élections. Dans la perspective intérieure, le peuple se définit par le sentiment d'appartenance à une communauté politique. Historiquement, ce sentiment était lié à l'appartenance culturelle à l'espace de l'État-nation, entité construite et imaginée au XIXème siècle: "Cultural identity constructions of nation states and their political structure are structurally intertwined" (Monika Mokre). L'élément qui relie la composante identitaire et culturelle à la composante structurelle et politique des États nations est la forme de la représentation du peuple, associée à la démocratie, mais en même temps contestée dans sa fonction essentielle de légitimation du pouvoir. Mais quelles structures, quels mécanismes déterminent les principes de la représentation? Celle-ci peut être conçue comme une fonction descriptive et symbolique ou bien comme l'action d'agir dans l'intérêt des représentés. Le concept de représentation est contesté car il s'appuie sur des divergences légitimes des conceptions de l'homme et de la société. Il s'agit néanmoins d'un concept essentiel, ainsi que l'explique Monika Mokre, en tant qu'il est constitutif de la société. Cependant, la représentation politique n'est qu'un élément d'un cadre plus large de représentations symboliques construites par la société. Dans plusieurs pays européens, la représentation politique connaît actuellement une crise, suite à l'évolution des systèmes politiques et des identités, qui n'a pas été suivie par des réformes des mécanismes et des formes de représentation. L'intégration européenne laisse donc une chance à une réévaluation de ces formes de représentation.

L'Europe: une nouvelle "polis"?

Les expériences nationales et les apports théoriques peuvent s'avérer utiles pour formuler des hypothèses et proposer des solutions aux problèmes de représentation au niveau européen. Conçue initialement comme un projet économique appelé à remplir des t‚ches politiques, la Communauté européenne est devenue une union "toujours plus intégrée" en irriguant par ses logiques un nombre croissant de politiques publiques nationales et en modifiant les structures de pouvoir des pays membres. Les interrogations sur la nature de cette construction sui generis ont été formulées parallèlement aux critiques reprochant l'insuffisance de modes de régulation démocratique, de transparence et d'espace public européen. Notamment, les structures institutionnelles européennes ne semblent pas refléter suffisamment les valeurs démocratiques présentées comme étant le fondement idéel de l'Union (Monika Mokre).

Limites de l'identité européenne

Dans les débats sur l'identité européenne, le souci de définir les concepts fait souvent défaut. Pierre Kende entreprend de clarifier le concept de "l'identité européenne", limitée "vers le bas" par la diversité des réalités et identifications nationales, alors qu'elle reste ouverte "vers le haut" géographiquement, anthropologiquement, culturellement. "Vers le bas, l'Europe est constituée de nations, historiques ou non", dont chacune détient une vision particulière de l'Europe qui lui est la plus familière (Pierre Kende). Ainsi, les Européens sont divisés par leurs langues, l'histoire enseignée à l'école, les différences de la culture politique et par l'absence d'un "corps politique" unifié. Si rechercher une identité européenne (en termes d'identité collective) basée sur la culture est voué à l'échec, on pourrait imaginer l'émergence d'une identité politique, reposant sur l'identification des citoyens avec la nouvelle structure politique européenne, construite sur un modèle fédéral. De même, on pourrait concevoir la généralisation d'un Verfassungspatriotismus à la mode habermassienne, qui répondrait à la crise actuelle de l'État national et qui permettrait l'identification à une communauté de civilisation. Cependant, cet optimisme quant à la possibilité de l'émergence d'une identification nouvelle, construite par la référence aux nouvelles structures politiques européennes n'a pas été partagé par tous les participants.

Les paradoxes du concept de l'identité européenne

Ryszard Legutko a discuté les antinomies de l'identité européenne dont on assume le contenu - tels la liberté, l'individualisme, les droits de l'homme, la tolérance - sans réfléchir sur le concept lui-même. Or, dans une perspective philosophique, le concept lui-même porte à confusion: alors que l'identité qui importe pour l'individu est celle relative à sa communauté, l'Europe apparaît comme une entité abstraite et difficile à cerner. Une autre antinomie est liée à l'orientation vers le passé ou vers le futur prêtée à l'identité européenne. Celle-ci est présentée, selon les circonstances, alternativement comme un but à atteindre, facilité par le dépassement de l'ère nationale, ou comme une réalité culturelle, un aboutissement placé dans la continuité des développements millénaires. Quatre modèles concurrents d'interprétation de l'identité européenne coexistent:

[if !supportLists] ¡ Le modèle républicain, fondé sur l'héritage européen classique et tourné vers le passé. Il tend à être abandonné comme référence sociale.

[if !supportLists] ¡ Le modèle libéral, fondé sur l'individualisme,

[if !supportLists] ¡ Le modèle multiculturel, pluriel,

[if !supportLists] ¡ Le modèle post-moderne, est constitué d'un mélange de deux précédents.

Les trois derniers modèles tendent à s'orienter vers le futur. Ce faisant, ils opèrent un pari sur les développements à venir, pari, dont la validité est difficile à évaluer.

Zdzislaw Mach a également choisi d'attirer l'attention sur les limites et les paradoxes de l'identité européenne. Une première interrogation consiste à définir le contenu culturel et à tracer les limites de cette hypothétique identité européenne. Un aspect difficile de cette définition est celui de déterminer "l'autre", le partenaire en relation avec lequel la définition pourrait être construite. Une autre interrogation est liée aux valeurs qui pourraient être considérées comme constitutives de la communauté. Si la tolérance, le pluralisme ou la capacité d'autocritique sont des concepts importants, leur interprétation peut porter à confusion, notamment si au nom de la tolérance on aboutit à la segmentation et à l'isolation de groupes sociaux ou si l'égalité des chances et la libre compétition se transforment en "action affirmative" inconditionnelle. En bref, toute société a besoin d'un certain degré de cohésion, de valeurs, de symboles, de points de référence politique, enfin, d'une plate-forme culturelle commune pour pouvoir développer la communication interpersonnelle et un sentiment d'appartenance à la communauté. Cependant, et c'est la l'ultime paradoxe avancé par Zdzislaw Mach, la remise en question constante, la crise d'identité, n'est-elle pas un élément intrinsèque de la culture européenne?

III. "L'identité européenne" en questions: débats et propositions

Devant la diversité de modèles de citoyenneté existants, il n'est pas aisé de proposer une solution qui fédèrerait les autres sans s'y opposer. Ainsi par exemple, ni le modèle français de la nation, même s'il a fait ses preuves dans l'hexagone, ni le modèle allemand basé sur l'ethnicité ne constituent pas de modèle universel. La diversité des cultures nationales n'incite pas à la recherche d'une identité hybride supranationale, même s'il est possible de concevoir une communauté de valeurs minimale. De telles tentatives se matérialisent dans des entreprises concrètes, tel le projet européen de la Charte des droits fondamentaux ou les travaux de la Convention.

Devant la difficulté à dépasser les particularités des traditions nationales, certains participants au colloque ont proposé d'écarter la dimension culturelle de l'identité européenne. Ainsi, cette identité pourrait être conçue comme une "identité de faire" plutÙt que comme une "identité d'être", orientée vers l'avenir, vers un projet politique et social plutÙt que vers le passé. Pourtant, cette vision ne fait pas l'unanimité, notamment en Europe centrale.

L'apport de l'expérience centre-européenne

En effet, l'expérience historique des pays d'Europe centrale mérite d'être rappelée et revalorisée de nos jours, dans la mesure ou elle représente une expérience périphérique qui semble être partagée de plus en plus par les habitants de l'Union européenne en voie d'agrandissement. Ainsi, la figure de l'homme des confins qui vit plusieurs appartenances à la fois, basée sur la tolérance religieuse héritée des républiques multiethniques de l'époque moderne permet d'associer le cosmopolitisme à l'attachement à sa "petite patrie" (Joanna Nowicki). Ce sentiment d'appartenance multiple, fondé sur une connaissance de ses racines, mais en aucun cas sur la négation de la dimension culturelle de l'identité, est une condition d'un dialogue serein avec l'autre.

Propositions pour l'enseignement de l'histoire

L'image de l'Europe passe également par les manuels scolaires. Devant la difficulté à dépasser les barrières linguistiques, Pierre Kende propose de replacer les programmes d'enseignement de l'histoire dans une perspective plus européenne, "cosmopolite et critique" qui permettrait de mieux comprendre l'autre et de dépasser les particularismes nationaux. Si certains participants ont appelé, dans les discussions, à dépasser l'enseignement de l'histoire confiné au cadre national, Luigi Cajani va plus loin en appelant à l'ouverture des programmes scolaires à l'enseignement d'une histoire mondiale qui sortirait l'enseignement de l'histoire de l'européocentrisme. Ce postulat a amené une série d'objections d'ordre pratique qui proposaient de distinguer l'histoire - forcément mondiale - de son enseignement, de l'histoire qui devrait partir des références familières pour être compréhensible, qui pourrait se construire donc d'une façon concentrique (Rémi Brague). Il a été remarqué que l'histoire en tant que savoir sur un passé tend à être confondue avec la conception de l'histoire comme une série de leçons civiques (Anne-Marie Thiesse). Les programmes européens ne manquent pas de reproduire cette conception idéologique de l'enseignement dans des buts éducatifs. Cependant, introduire davantage d'éléments de l'histoire européenne dans les programmes scolaires semble nécessaire car plusieurs pays, comme la France, favorisent toujours un enseignement dominé largement par l'histoire nationale (Joanna Nowicki).

Pour une réforme de la représentation au sein des institutions européennes

Les contributions théoriques n'ont pas empêché leur illustration par des prises de position normatives. Dans une vision volontairement personnelle, Monika Mokre propose une réforme des institutions européennes, tel le Parlement, de façon à ce qu'elles représentent plus amplement la diversité des sociétés européennes, y compris les groupes ethniques ou culturels qui se trouvent à la marge des sociétés. Cette prise en compte des différences structurelles des groupes sociaux (selon les critères tels que le genre ou l'appartenance ethnique) aurait une forte valeur symbolique et renforcerait l'engagement politique des groupes jusqu'alors marginalisés. La représentation au sein de l'Union européenne devrait ainsi partir d'une conception dynamique de la démocratie, perçue comme un processus qui doit s'adapter à l'évolution des identités de ses citoyens et aux tendances de la globalisation, en alliant si possible la défense des valeurs universelles aux nouveaux modes de représentation, tels les nouveaux mouvements sociaux. De telles propositions ne font pas l'unanimité: en outre, des amalgames peuvent surgir entre la représentation politique et non-politique ou entre la réflexion en termes d'élections et celle en termes de quotas, ainsi que l'a suggéré Ryszard Legutko.

Remarques conclusives

Les discussions riches et animées ont témoigné d'une richesse d'approches. Les débats transcendaient les appartenances disciplinaires et régionales pour associer des contributions du public. Le lieu historique de la conférence - au cœur du Collegium Maius de l'Université Jagellone - a porté les participants à illustrer leurs arguments par des comparaisons et des exemples tirés du passé local. L'histoire de Cracovie, ville royale et ancienne capitale polonaise, devenue capitale culturelle de la Galicie, marquée par l'influence de l'empire austro-hongrois, associe et illustre les questions abordées lors des débats: la coexistence des identités et des loyautés plurielles ; un rattachement à la "petite patrie" n'empêchant ni une ouverture à des sujets de débats plus larges ni la conscience d'appartenir à l'espace culturel européen. Les débats, souvent animés et des interprétations divergentes, permettent cependant de dégager quelques points de convergence des analyses :

Pour une Europe politique

Partant des disciplines et des perspectives parfois éloignées, la plupart des intervenants se sont accordés sur la nécessité de renforcer la dimension politique de l'Union européenne. La présence d'un projet clair, exprimant une volonté politique commune et fondé sur une nette répartition des t‚ches entre les États membres est une pré-condition à un éventuel renforcement du sentiment d'appartenance à une communauté et de la volonté de contribuer à son développement.

Europe en tant que référence culturelle

Qu'ils considèrent l'Europe et son histoire comme une source commune et comme un héritage partagé par ses habitants ou comme une des références possibles dans des populations de plus en plus globalisées et mélangées, plusieurs participants ont souligné l'importance de dépasser le cadre strictement national d'enseignement de l'histoire et de pratiques culturelles. Si les conclusions divergent, les diagnostics se rejoignent pour stipuler plus de dialogue et d'ouverture entre les responsables de programmes scolaires dans différents pays européens.

L'élargissement en tant que "gisement de sens"

Pour de nombreux participants, la perspective de l'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale à l'Union européenne, adhésion qui va sceller le processus de l'élargissement préparé depuis des années, apparaît comme une chance pour l'Europe. Cette perspective entraîne les pays membres à prévoir une profonde réforme institutionnelle du fonctionnement de l'Union. Elle accentue les débats sur la participation des citoyens à la construction du système européen. Enfin, elle permet l'ouverture intellectuelle et culturelle à des expériences, des idées et des valeurs qui ont parfois été oubliées, voire marginalisées avec le développement économique et pragmatique de la communauté, mais qui peuvent néanmoins constituer un apport important dans les débats sur la finalité politique et sociale de l'Union européenne.



2005 ©  O¶rodek My¶li Politycznej
http://www.omp.org.pl/