Joanna Nowicki - L'homme des confins - pour une anthropologie interculturelle


L'anthropologie culturelle continue à susciter des réticences dans l'univers intellectuel français. La méfiance exprimée à son égard a sa source dans la conscience de dérives dont on pressent la gravité. On redoute tout d'abord le risque du culturalisme à l'américaine, perçu comme contraire à un certain idéal d'universalisme à la française. Au nom de celui-ci, on ne souhaite pas décrire les personnes en fonction de leur culture de peur de les enfermer dans une réalité fabriquée qui risquerait de ne pas correspondre aux choix profonds de l'intéressé. L'universalisme français a l'ambition contraire : libérer la personne de tout déterminisme (de race, de classe sociale, de lieu de naissance, d'appartenance à une religion) et l' encourager à choisir son identité en fonction de ses préférences, de ses affinités, de ses valeurs.

L'enjeu n'est pas seulement théorique mais prend une dimension politique concrète : derrière ce refus d'attribuer à une personne « une étiquette culturelle précise » se cache la hantise de compromettre l'idéal français d'intégration de personnes issues de cultures différentes, basé sur l'acte d'adhésion volontaire aux valeurs partagées de la citoyenneté républicaine. Dans ce contexte, décrire une appartenance ne paraît pas neutre car la frontière est vite franchie entre la description et le déterminisme. Dès lors, le concept de l'identité culturelle devient délicat à manier : au coeur de la réflexion sur l'autodétermination culturelle individuelle, présentée comme souhaitée car libératrice de déterminismes qui pèsent, ce terme est devenu une sorte de tabou que l'on évite scrupuleusement d'utiliser, de peur de sombrer dans un essentialisme culturel, perçu avec raison comme dangereux - on sait le risque d'instrumentalisation de l'identité qui peut aboutir à une guerre de cultures que l'on veut à tout prix éviter.

Sans négliger la nécessaire prudence dont il faut faire preuve dans l'approche de l'identité et de l'altérité, nous nous proposons de réfléchir sur une possible anthropologie interculturelle qui trouve sa place assez naturellement dans les avancées des sciences de l'information et de la communication. Celles-ci sont particulièrement bien préparées pour penser l'importance de l'image, du discours et de la représentation, tant culturelle que politique, qui peut aboutir aux stéréotypes; plusieurs travaux se rapportant à la problématique de la médiation culturelle relèvent de la même préoccupation. « Etre civilisé aujourd'hui, c'est vivre plusieurs identités sans nostalgie, sans drame mais (...) avec détachement » (D. Bougnoux).

Or, la recomposition récente du continent européen repose en d'autres termes la question de la cohabitation culturelle qui est au coeur du débat démocratique. Nous proposons d'introduire le concept de l'homme des confins comme figure emblématique de cette nouvelle manière de vivre son appartenance à la culture humaine. D'autres modèles venus de « l'Europe cadette » (Kloczowski) interpellent le modèle dominant en Europe occidentale (version polonaise où la culture et la religion sont difficilement séparables, version hongroise avec la loi de l'autonomie personnelle de Reiner, version tchèque avec une forte relativisation de chacun des éléments constitutifs de l'identité nationale) D'autre part, les travaux de Demorgon, Cohen Emerique, Winkin, Todorov, Augé, Schnapper contribuent au développement de l'anthropologie culturelle à la française mais chacune de ces approches ne propose qu'un aspect particulier de la problématique en question :

Demorgon dresse de grands modèles théoriques des sociétés et de leurs interactions, Cohen Emerique travaille sur l'identité personnelle et le choc culturel, Winkin montre les limites de l'interculturel venu de l'anthropologie américaine et trop souvent instrumentalisé, Todorov analyse de grands courants humanistes dans la culture française et les figures de voyageurs. Augé travaille sur les liens entre l'anthropologie et l'histoire, tandis que Schnapper mène une réflexion de fond sur la sociologie des relations inter ethniques en rapport avec la citoyenneté moderne.

Puisant dans toutes ces approches et tenant compte de la nouvelle donne européenne, nous envisageons une autre manière de réfléchir sur les relations transculturelles. Partir du particulier, à la manière des ethnologues, pour parvenir à un modèle plus général et ensuite pouvoir risquer des confrontations avec d'autres modèles. Réfléchir non pas sur la place de l'homme dans une société donnée mais à celle de la société dans l'homme et sur la spécificité du dialogue interculturel moderne, dialogue où les références ne sont pas communes d'emblée; (à cet égard les travaux de Francis Jacques sur le dialogue référentiel nous paraissent très féconds).

Peu à peu, au lieu d'être « l'homme d'ici » ou « d'ailleurs », nous devenons tous «homme des confins», à la fois d'ici et d'ailleurs, essayant de négocier notre propre appartenance qui respecte ce qui nous est particulier et qui contribue à l'universel.

Mots-clés: anthropologie interculturelle, confins, dialogue.

Joanna Nowicki

Maître de Conférence à l'Université de Marne la Vallée, Paris XII

"L'homme des confins"* - for an intercultural anthropology

Cultural anthropology is still viewed with some suspicion in French intellectual circles. These misgivings stem from the awareness of its inherent risks, the seriousness of which we are all too aware of. We dread above all the dangers of American culturalism which is perceived as going against a certain French ideal of universalism, in the name of which we shy away from defining people according to their culture, afraid of boxing them into a constructed reality which may well not correspond to the fundamental choices of the person concerned. French universalism strives to the opposite of this: to liberate people from all forms of determinism (race, social class, birthplace, religion) and encourage them to choose their identity according to their own preferences, affinities, values.

The importance of this is not only theoretical, but also takes on a concrete political dimension. Behind this refusal to give people a "distinct cultural label" lies the obsessive fear of compromising the French ideal of integrating people from different cultures, based on the voluntary act of adhering to the shared values of republican citizenship. In this context, describing a person as belonging to such or such a culture is not a neutral statement, as the limits between description and determinism are quickly crossed. That being the case, the concept of cultural identity becomes difficult to deal with: at the heart of the thinking on individual cultural self-determination, which is seen as desirable as it liberates from determinisms that can be a burden, this term has become a kind of taboo that we scrupulously avoid using from a fear of sinking into a cultural essentialism correctly perceived as dangerous - the risks of manipulating identity, which can lead to a war of cultures that we want at all costs to avoid, are well known.

Without disregarding the necessary caution when looking at identity and alterity, we intend to reflect on an intercultural anthropology which slots quite naturally into the advances in information and communication technologies, which are particularly well predisposed to determine the importance of images, words and perceptions, cultural as well as political, that can lead to stereotypes. Several works which look at the question of cultural mediation all stem from the same preoccupation: "Being civilised today means assuming several identities without any kind of nostalgia, without any fuss but (...) with detachment" (D. Bougnoux).

The recent recomposition of the European continent poses the question of cultural cohabitation in other terms, and this is at the heart of the debate on democracy. We intend to put forward the concept of "l'homme des confins" as the symbolic figure of this new way of assuming ones belonging to human culture. Other models from the "youngest Europe" (Kloczowski) question the dominant model in Western Europe (the Polish version where culture and religion are not easily separated, the Hungarian version with Reiner's law of personal autonomy, the Czech version with a strong relativisation of all the constituent elements of national identity). On the other hand the works of Demorgon, Cohen Emerique, Winkin, Todorov, Augé, Schnapper contribute to the development of cultural anthropology à la française, but each one of these approaches puts forward only one particular aspect of the question at hand:

Demorgon lays out grand theoretical models of societies and their interaction, Cohen Emerique works on personal identity and cultural shocks, Winkin demonstrates the limits of the interculturalism originating in American anthropology and which is all too often manipulated, Todorov analyses humanist currents in French culture and the figures of travellers. Augé looks at what links anthropology and history, whereas Schnapper deals in depth with the sociology of inter-ethnic relations and modern citizenship.

Drawing from all these approaches and taking into consideration the new European context, we propose to put forward an alternative way of looking at transcultural relations. We have to get away from the particular, the approach used by ethnologists, in order to arrive at a more general model, to then be in a position to risk confrontations with other models. The aim is to reflect not on Man's place in a given society, but on society's place in Man and on the specificity of modern intercultural dialogue, a dialogue where references are not common straight away; (in this respect the work of Francis Jacques on referential dialogue is particularly fertile).

Little by little, instead of being from "here" or "elsewhere", we all become "l'homme des confins", at the same time from here and elsewhere, trying to negotiate our own sense of belonging which respects our individual characteristics and contributes to the universal.

Key words: cultural anthropology, "confins", dialogue

*The expression "l'homme des confins" literally means "Man of frontiers". It is a concept developed by the author and it essentially means having a plural identity open to different cultural paradigms at the same time. It is a kind of simultaneous intimacy with several cultures (but more than a simple cosmopolitism which is much more superficial).



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