Nous ne sommes pas des Européens,
nous ne sommes pas des Indiens, mais une espèce intermédiaire
entre les Aborigènes et les Espagnols.
C'est par cette affirmation, demeurée célèbre, de son Discours
d'Angostura que Simon Bolivar posait en 1819 les termes du
débat identitaire d'une Amérique espagnole sur le point d'acquérir
son indépendance politique. Une indépendance ne pouvant être
perçue que comme étant l'aboutissement logique d'une revendication
collective. Mais le Libertador ajoutait ensuite, non sans lucidité :
Américains par la naissance
et Européens par les droits, nous nous trouvons dans le conflit d'avoir
à disputer aux naturels les titres de possession et de nous
maintenir dans le pays qui nous a vu naître contre l'opposition des
envahisseurs ; notre cas est ainsi des plus extraordinaires et
des plus complexes.
Des plus ambigus aussi, car il s'agissait
bien, de conclure une lutte menée au nom d'une collectivité nationale
ou supposée telle. Il fallait que les Vénézuéliens, les Péruviens
ou les Mexicains se reconnaissent et soient clairement perçus de l'extérieur
comme étant les membres de familles unies entre elles pour
une cause tout à la fois commune et légitime.
Pourtant, cette cause, celle de
l'indépendance et, par là même, celle de nations en devenir
serait essentiellement conçue par un patriciat, soucieux de ses prérogatives,
mais bientôt prisonnier d'une rhétorique institutionnelle de modernité
s'articulant autour de trois axes : la République en tant que
seul régime offrant une authentique légitimité nationale, l'égalité
-théorique- des citoyens reconnus comme tels devant la loi, le progrès
comme but nécessaire de tout bon gouvernement. Projet
d'élite, la République, tout en se proclamant populaire ,
n'en demeurait pas moins oligarchique dans son essence ; ce qui,
d'emblée, conditionnait l'égalité citoyenne de par le maintien et
même le renforcement des structures patriarcales d'une société
d'Ancien Régime. Seul le progrès , conçu en termes
d'une transformation matérielle à venir, permettrait alors
de résoudre ces contradictions dont l'évidence n'échappait à
personne, mais qu'il était facile d'imputer aux carences issues de
trois siècles de joug colonial.
L'on a souvent affirmé qu'en Amérique
latine, contrairement au cas européen, l'État a précédé la construction
de la Nation. D'où le caractère souvent artificiel d'identités
nationales que ne différentiaient a priori ni la langue, ni
la religion, ni les mœurs. D'où, aussi, le contraste entre
un modèle de nationalités prétendument satisfaites
et celui de nationalités potentiellement frustrées . Pourtant, les travaux de Gellner, Anderson
ou Hobsbawn, pour
ne mentionner que ceux-là, ont clairement démontré que ce sont
surtout les idées reçues en termes de références identitaires qui
ont la vie dure ; que la plupart des communautés, sinon toutes,
ont été, en grande partie, imaginées et que les traditions les plus
ancrées peuvent être le fruit délibéré d'une invention. Il serait
parfois bon que les peuples concernés en aient davantage conscience!
Pour l'Amérique latine, la question,
cependant, ne se posait pas en ces termes. L'indépendance politique,
née de la crise institutionnelle péninsulaire, était un fait acquis.
Il fallait donc lui trouver une justification permettant de conférer
une indispensable cohérence aux nouvelles communautés nationales .
Le modèle d'État-Nation, revu et corrigé par l'Europe des Lumières,
demeurait la référence de base. Mais il convenait d'aller plus loin.
L'Amérique se devait d'être une terre d'utopie. La grande controverse
du Nouveau Monde , dont l'ouvrage classique d'Antonello Gerbi
a montré l'ampleur, posait un défi que les élites américaines
se sentaient en droit de relever : face à une Europe qui
ne parvenait pas à se défaire d'une tradition monarchique,
l'Amérique serait -malgré l'exception de taille de Brésil et la permanence
coloniale au Canada, en Amérique Centrale, dans les Antilles et dans
les Guyanes- le creuset de la République Universelle du futur.
Pour le moment, il s'agissait, plus
modestement, d'organiser les pouvoirs publics, de mettre en place
des administrations, de créer une nouvelle légitimité institutionnelle
au quotidien. La tâche n'était pas des plus faciles, car le manque
de moyens était flagrant face à un immense espace et à
un véritable désert démographique. Un
exemple significatif : en 1841, le budget de l'ensemble du personnel
administratif du Venezuela, tous pouvoirs confondus et en comptant
aussi bien les forces armées que les fonctionnaires des douanes et
des postes concernait un total qui n'atteignait pas 4.000 personnes.!
Et cela pour une population d'un peu plus d'un million d'habitants
répartis sur une superficie de plus d'un million de kilomètres
carrés !
Comment, dans de telles conditions,
maintenir un semblant de cohésion et éviter de sombrer dans le chaos ?
Ce qu'il faut bien qualifier d'inertie sociale y a sans doute beaucoup
contribué : une population clairsemée, le maintien de l'esclavage
et le renforcement des mesures tendant à limiter tout mouvement
de la population rurale. La politique et, plus encore, le politique
pouvaient rester l'apanage d'une oligarchie de notables. Mais cette
oligarchie avait résolu de choisir le discours de la modernité et
la formulation d'une nouvelle identité nationale. Les moyens utilisés
pour mettre en place ce discours et pour construire cette identité
allaient prendre comme base de référence les structures d'un modèle
dont les symboles et, surtout, dont l'imaginaire provenaient d'outre-Atlantique.
Tout en revendiquant leur statut d'américanité, les élites intellectuelles
du Nouveau Monde se targuaient également de leurs origines européennes,
celles d'une civilisation présumée supérieure dont le progrès
matériel et la rationalité spirituelle garantissaient le bien-fondé.
Mais il fallait pour cela éduquer
le peuple au nom duquel s'érigeaient les nouvelles institutions.
L'éduquer pour qu'il puisse échapper à un milieu perçu comme
étant hostile et potentiellement négatif, car incitant les hommes
à retourner à un état naturel assimilé
à un état de barbarie. Le message du Facundo de l'Argentin
Domingo Faustino Sarmiento (1845) était clair : c'est de la ville
que vient la lumière de la civilisation et du bon gouvernement.
L'homme américain devra donc littéralement s'urbaniser .
Le premier élément de ce civisme
identitaire inculqué sera, paradoxalement, celui d'une valeur culturelle
commune à l'ensemble des nouvelles nations : la langue.
Le castillan ou le portugais étaient, certes, des acquis de la colonisation
et n'avaient pas à être particulièrement revendiqués.
Il n'était non seulement pas question de prôner un retour aux langues
indigènes, même dans les territoires où elles
étaient parlées par la majorité des populations, mais la pureté lexicale
et la correction d'une syntaxe grammaticale pouvaient maintenant aller
de pair avec l'affirmation d'une différence par rapport à la
péninsule ibérique. Une différence qui deviendrait aussi l'affirmation
d'une supériorité : la langue de Cervantes, ou de Camoens, ne
se serait vraiment fixée qu'en Amérique où sa pureté aurait
été préservée des apports extérieurs, particulièrement des
gallicismes de mauvais aloi. La philologie et la grammaire devenaient
ainsi les instruments d'une véritable construction nationale, voire
même, selon l'expression de Malcolm Deas appliquée au cas de
la Colombie, des instruments particulièrement efficaces d'exercice
du pouvoir.
Au-delà de la langue, les
vertus citoyennes trouveraient un autre élément consensuel qui occuperait
une place beaucoup plus importante que celle qu'avaient pu occuper,
au début du XIXème siècle, les Catéchismes républicains
mis à la mode par les Cortès de Cadix :
celui des manuels d'urbanité et de bonnes manières. Le plus
célèbre d'entre eux a sans doute été celui écrit par le Vénézuélien
Manuel Antonio Carreño. Publié pour la première fois
en 1854 et constamment réédité depuis jusqu'à aujourd'hui,
son Manual de urbanidad y buenas maneras reste l'un des best
sellers absolus de l'édition latino-américaine. Les cours d'urbanité
ont longtemps fait partie du programme obligatoire des écoles primaires,
tant publiques que privées du XIXème et même du XXème
siècle latino-américain et ont en fait le plus souvent tenu
lieu de cours d'instruction civique. Plutôt que tenter l'explication,
souvent aléatoire en termes de compréhension, de concepts comme ceux
de démocratie , de vertu civique , il était
tellement plus simple de codifier par les règles plus facilement
assimilables du savoir-vivre chaque fragment, chaque interstice
de l'espace privé et public. L'intention
finale était claire, car :
comme nos habitudes en société
ne seront point autres que celles que nous aurons contractées au sein
de la vie domestique, qui est le théâtre de tous nos essais, il sera
impossible que nous réussissions à être méthodiques et
exacts, si nous ne nous gardons pas de mettre de l'ordre dans toutes
nos opérations dans notre propre maison.
En d'autres termes, l'on ne pouvait
exercer la fonction de bon citoyen dans la sphère publique
si l'on n'était pas capable de se comporter correctement dans le cadre
du privé. En l'absence, qui ne commencera à être palliée
que dans le dernier tiers du XIXème siècle, de codes
de lois qui lui fussent propres, l'Amérique latine cherchera dans
les manuels de bonnes manières, calqués sur les coutumes d'une
aristocratie de la fin de la période coloniale, à codifier
les règles de fonctionnement de ses sociétés.
Enfin, un troisième élément
identitaire consisterait à élaborer et, surtout, à divulguer
le riche legs de souvenirs , l' héritage
de gloire et de regrets à partager qui, selon le texte
classique d'Ernest Renan, contribue de manière essentielle
à définir la base spirituelle d'une nation. L'histoire,
une nouvelle histoire nationale , devenait ainsi un enjeu
de tout premier plan. Mais, tout comme dans l'Europe du XIXème
siècle, l'histoire ainsi conçue ne se contenterait pas seulement
d'informer, mais de former le citoyen :
Les véritables républicains
doivent tirer les leçons [nous soulignons] de l'histoire, parce
que c'est seulement s'ils sont éclairés et vertueux qu'ils pourront
être de véritables patriotes, s'efforçant d'atteindre le prestige
et la souveraineté des institutions démocratiques, en vue de réaliser
le bel idéal de liberté, la très noble aspiration de nos remarquables
libérateurs.
proclamait un manuel scolaire vénézuélien
de 1858. Que figurent les événements célèbres de l'histoire
sacrée et profane, ancienne et moderne, et tout spécialement américaine,
qui soient dûment accordés au système républicain
proposait en 1829 le projet de loi sur l'éducation de l'État mexicain
du Nuevo León, pour conclure, en affirmant : La morale
doit présider de toutes parts. Histoire,
illustration, vertu : sainte trinité d'une morale civique inculquée,
en priorité, sur les bancs des salles de classe.
Pourtant, c'est seulement vers la
fin de la seconde moitié du XIXème siècle que l'enseignement
obligatoire de l'histoire nationale se généralise au niveau des établissements
scolaires, complétant dès lors une formation qui se limitait
jusque là à reprendre, dans une version abrégée, les
textes de manuels d'histoire universelle -français pour la plupart. Paradoxalement
aussi, malgré le souci des historiens latino-américains du XIXème
siècle, d'édifier un corpus fondé sur une recherche
documentaire scrupuleuse et sur une interprétation méthodologique
souvent remarquable, la version qui sera retenue à des fins
pédagogiques sera une version tronquée éliminant toute possibilité
d'équivoque. En ritualisant, grâce à la méthode pédagogique
du catéchisme -adoptée dans quasiment toutes les salles de classe-
le récit pouvait alors acquérir la forme canonique d'un imaginaire
collectif où chaque épisode contribuait à mettre en
valeur une sentence morale ou une maxime de conduite.
Une série de postulats implicites
servait de point de départ : les sociétés hispano-américaines
du moment -c'est à dire de la seconde moitié su XIXème
siècle- étaient, à l'instar de la manière dont
leurs homologues européennes étaient perçues, des sociétés homogènes
qui formaient une seule et même communauté, unie par son passé
et dont la récente lutte pour obtenir l'indépendance n'a fait que
refléter ce degré d'union et pouvait assurer une marche, harmonieuse
et inaltérable, vers un avenir prometteur et, nécessairement, radieux.
La complexité des problèmes
surgis, la plupart d'entre eux, de cette même indépendance ne
trouvait aucune expression dans les textes dont les limites chronologiques,
en général, ne dépassaient pas le seuil de la vie républicaine, une
fois conclues les vicissitudes de la lutte armée. Ce qui était, à
la rigueur, compréhensible en 1850 l'était déjà moins trente
ou quarante ans plus tard. Mais la phrase péremptoire, énoncée en
1852 par le pédagogue mexicain Epitacio de los Ríos, gardait encore
toute sa vigueur : l'étude de la minutieuse histoire de
ces époques [les plus contemporaines] n'est pas faite pour les enfants.
En même temps, les abus de
la méthode du catéchisme transformaient généralement le récit en une
séquence de concepts dénués de sens, voire franchement absurdes. Les
exemples abondent d'un manuel à l'autre et d'un pays à
l'autre. Et même si tous les manuels n'atteignaient
pas le même degré d'absurdité, l'esprit qui guidait l'élaboration
de ces textes pédagogiques demeurait, selon l'expression du Mexicain
Justo Sierra, celui de fomenter une religion civique qui unit
et qui unifie, destinée non pas à remplacer les autres [...]
mais à en créer une dans l'âme sociale.
Cette religion civique
érigeait son propre Panthéon dédié à un culte dans lequel les
grandes figures du passé pouvaient acquérir la dimension de héros
indiscutés, de pères tutélaires d'une communauté imaginée ,
pour reprendre l'expression de Benedict Anderson. L'histoire nationale
se réduisait à une série d'événements-clé : découverte,
conquête, indépendance. L'Histoire avec un grand H
pouvait ainsi acquérir la dimension d'une certitude absolue. Pour
un célèbre manuel vénézuélien, Christophe Colomb, inspiré
par le ciel , avait été choisi par la Providence pour
le bien-être et la gloire du genre humain.
En revanche, la domination de l'Espagne était rejetée sans vacillation :
Q[uestion] :
Le gouvernement colonial était-il bon ?
R[éponse] : Non, et il était
la cause que le pays fût dépeuplé, qu'il n'y eût pas de
voies de communication, que le peuple fût ignorant et divisé
en classes.
L'indépendance devenait alors la
genèse d'une épopée qui mettait en scène des personnages
clairement différenciés : d'un côté les héros ; de l'autre,
les méchants. Les méchants, étant, bien entendu, les Espagnols, lâches ,
sanguinaires ou assassins . Le contraste
était sans appel :
Q : Comment devons-nous
alors juger la lutte de notre indépendance
R : Comme la lutte titanesque
qui émule et dépasse les plus héroïques rapportées dans les annales
des peuples.
Auxiliaire privilégié d'une consolidation
effective ou, plutôt, affective du patriotisme, l'histoire
enseignée à l'école consacrait un processus d'assimilation
politique et culturel autour d'un imaginaire dont l'acceptation allait
bientôt devenir générale. Quelques voix dissidentes pouvaient dénoncer
le caractère ouvertement mythologique de cet univers culturel,
mais le débat qui s'ensuivrait demeurerait relégué aux niveaux supérieurs
de ré-interprétation et d'analyse des processus historiques nationaux
et ne se reflèterait pas dans les textes scolaires. Une brèche
grandissante pouvait alors s'ouvrir entre l'histoire en tant que matière
à réflexion critique et une tradition historiographique qui
hériterait de critères et de stéréotypes fixés dans le temps
et répétés, de génération en génération, à la manière
d'un Credo. L 'histoire officielle devenait ainsi la seule
à être véritablement patriotique et donc acceptable.
Mais acceptable pour qui ?
En termes des populations de chacun des pays concernés, les taux de
scolarité, tout au long du XIXème siècle, demeuraient
infimes. Si l'on ajoute à cela le fait que l'enseignement de
l'histoire nationale ne s'est systématisé que fort tardivement, l'on
peut alors affirmer que sa connaissance formelle n'a pu se diffuser,
en termes quantitatifs, qu'entre une couche extrêmement limitée
des nouvelles générations du XIXème siècle, même
parmi celles qui allaient à l'école. Comment ont donc pu alors
se diffuser les postulats d'un imaginaire dont la vocation, précisément,
était d'être un imaginaire collectif ?
La réponse à cette question
conduit à considérer la fonction pédagogique inhérente aux
manifestations populaires d'action civique. Les inaugurations de statues
ou de monuments publics, les célébrations commémoratives de telle
ou telle date, les enterrements de telle ou telle personnalité, en
plus de donner lieu à un cérémonial élaboré, se chargeraient
aussi de transmettre un message historique qui répétait fidèlement
la leçon que quelques uns seulement avaient appris en classe.
Le discours, le discurso de orden,
devenait la pièce maîtresse de ces innombrables Apothéoses
ou Couronnes funèbres. Son objet était celui d'édifier,
de fixer des images avec l'autorité que pouvaient lui conférer les
dons d'orateur chargé de le prononcer. Là encore, les exemples
abondent. L'exaltation de toutes ces prouesses,
réelles ou supposées, avait aussi pour but de flatter un amour-propre
tout à la fois local et national. Chaque région se devait d'avoir
son héros et démontrer avoir aussi contribué à la formation
d'une patrie commune. D'autre part, les conflits et les tensions du
moment pouvaient s'atténuer face aux références répétées d'un passé
idéalisé en termes d'une source inépuisable de rédemption pour les
péchés du présent mais aussi en termes d'une série de modèles
de référence dont on se plaira à retrouver constamment de nouvelles
manifestations.
Le premier de ces modèles
est celui de l'Antiquité classique, dont l'Amérique républicaine se
veut l'héritière. Mais, il s'agit, bien entendu, d'une Antiquité
revue et corrigée pour les besoins de la cause. L'indépendance est
alors assimilée à une sorte d'âge d'or mythique où vertu
et sagesse pouvaient régner en souveraines tout en adoptant le langage
de l'épopée. Aux prouesses guerrières des héros homériques
réincarnés dans les combats où s'illustrent les chefs patriotes ,
répondent les qualités politiques des austères figures du patriciat
de la Rome républicaine dont les fondateurs des républiques américaines
sont les dignes descendants.
Autre objet d'émulation : la
Révolution française, dont on déplorera les excès sanguinaires,
mais qui permet d'assimiler les guerres d'indépendance à une
revendication populaire en faveur de l'État-nation.
Bien plus que l'effondrement de la monarchie péninsulaire à
la suite de l'invasion napoléonienne ou le rôle joué par les Cortès
de Cadix, c'est la prise de la Bastille qui tiendra lieu de référence
en termes d'élément fondateur de la légitimité républicaine. Les guerres
d'indépendance seront alors assimilées aux campagnes militaires de
la révolution : une lutte contre un despotisme et une tyrannie
devenues étrangères au nouveau projet politique.
Les ennemis de la république sont, par définition, des ennemis de
la patrie .
Mais au-delà des discours
et ses modèles de référence, la structuration de l'imaginaire
national latino-américain passe également par la mise en place de
lieux de mémoire, dont le monde urbain sera le cadre privilégié. Les
statues, les places publiques, les obélisques symboles, comme celui
de la Plaza de Mayo à Buenos Aires. Expression
la plus évidente de la nouvelle donne politique, la capitale nationale ,
dont le rôle prédominant a souvent été loin de faire unanimité, devient
le symbole par excellence de la souveraineté nationale et du progrès
matériel qui en découle. Ce progrès sera jugé à l'aune
d'une seule et même référence : celle du Paris haussmannien ,
considéré comme l'aboutissement de ce que devait être la perfection
en termes de communauté urbaine.
Les références comparatives avec
Paris allaient bientôt devenir le lieu commun des récits de voyageurs
visitant les principales villes latino-américaines : les meilleurs
magasins de Santiago du Chili se trouveraient dans des arcades
ou portales, semblables à celles du Palais-Royal à
Paris ; Caracas ressemble
davantage à Paris par rapport à Bogotá qui ressemble
davantage à Madrid . Et
même dans des cas où une comparaison avec la capitale
française n'allait pas vraiment de soi, il y avait toujours la possibilité
de faire appel à d'autres évocations : Quand on
la voit de loin, ou d'une des collines avoisinantes, Quito ressemble
à l'une de ces villes enchantées des Mille et une nuits,
décrites de manière si impressionnante par l'inventive Shéhérazade.
Il est certain que pour tout citadin
latino-américain, une comparaison favorable de son environnement immédiat
avec Paris, ou avec l'Europe en général, serait perçue comme le compliment
suprême, une attitude non dénuée, parfois, d'une candeur quelque
peu obsessive. Ainsi, Jenny de Tallenay, la fille du Consul-Général
de France, évoque dans les souvenirs qu'elle publierait sur son séjour
au Venezuela au cours des années 1870, les questions qui lui étaient
souvent posées à ce propos : Comment trouvez-vous
Caracas ? Ne ressemble-t-elle pas à Paris ? Avez-vous
en Europe des parcs qui soient aussi beaux que notre plaza
Bolivar ? Ce à quoi Mlle. De Tallenay se contentera
d'admettre : J'avais presque peur de les contredire.
Néanmoins, le syndrome
de Paris a effectivement trouvé ses manifestations dans les changements
progressivement mis en place. La traditionnelle structure en grille
de la ville américaine demeurerait l'apanage des vieux centres ,
tandis que les boulevards et les quartiers résidentiels haussmanniens
deviendraient les nouvelles expressions de la croissance urbaine.
Buenos Aires, dans ce sens, demeure à ce jour la tentative
probablement la plus réussie de reproduire Paris à l'échelle
latino-américaine. Mais cet idéal civilisateur allait
aussi devenir un thème de controverse dans la mesure où
la ville, en elle-même et tout comme en Europe, n'était pas
nécessairement source de progrès matériel ou social. L'Argentin
Juan Bautista Alberdi, parmi d'autres, faisait remarquer que les centres
urbains n'étaient pas les sources du développement national, mais
plutôt les centres parasitaires d'un pouvoir bureaucratique, enclin
à promouvoir une image illusoire, ou du moins limitée, du progrès ;
ce que l'on a parfois appelé un progrès de façade . Comme l'observait Laureano Vallenilla
Lanz dans le cas du Venezuela : Nous avons eu des théâtres
et des palais avant d'avoir eu des routes, des aqueducs, des puits
artésiens ou des travaux sanitaires et nous prétendons couvrir notre
retard traditionnel avec les simples oripeaux de la civilisation.
Ce retard s'est en grande partie
accentué depuis l'indépendance, malgré le souci manifeste d'intégrer
la notion de progrès dans le projet oligarchique de construction
nationale, car pour l'Amérique latine, le moteur essentiel de la croissance
économique reste lié à l'exportation de matières premières,
agricoles ou minières : une tradition héritée de la colonie,
mais qui permet aussi une expansion face à la demande, elle
aussi croissante, de la part de l'Europe et des Etats-Unis. Ce n'est
qu'à partir du dernier tiers du XIXème siècle
que l'on pourra parler d'une première tentative globale d'industrialisation.
La relative stabilisation des États et des régimes politiques, permettant
une reprise soutenue des investissements étrangers y est pour beaucoup.
Mais il convient de rappeler que tout effort d'industrialisation se
heurte encore à un certain nombre d'obstacles difficiles à
surmonter
Le premier de ces obstacles est celui des sources
d'énergie. La première Révolution Industrielle européenne et
nord américaine s'était développée grâce au charbon et à l'énergie
hydraulique. Or, bien que riche en minerais de toutes sortes, l'Amérique
latine manque de charbon. L'eau, certes, s'y trouve en abondance,
mais les fleuves s'avèrent difficiles à maîtriser et
ce n'est qu'au cours des dernières décennies du XIXème
siècle qu'apparaissent les premières centrales hydroélectriques.
Le deuxième obstacle est celui de l'insuffisance
de marchés de consommation. Une population clairsemée dont l'immense
majorité vit en économie de subsistance ou de semi-subsistance, des
villes souvent à peine plus importantes que de grosses bourgades,
un monde rural dépourvu de circulation monétaire : autant de
limites à toute tentative de production industrielle à
grande échelle. Là encore, il faudra attendre le développement
du processus d'urbanisation qui ne commencera à porter ses
fruits qu'à l'extrême fin du siècle, avec l'apparition
de véritables métropoles comme Buenos Aires, São Paulo ou Mexico.
Troisième obstacle, celui du transport et
du manque de voies de communication. La mise en place, grâce essentiellement
aux capitaux étrangers, du réseau de chemins de fer, entre 1870 et
1914, corrige en partie le tableau, mais les 83.000 km de voies ferrées
s'avèrent insuffisants, ne représentant, pour l'ensemble du
sous-continent, qu'une moyenne de 1,4 km pour 1.000 habitants, contre
6,9 km pour 1.000 habitants en Australie, 6,5 km pour 1.000 habitants
au Canada ou 4,3 km pour 1.000 habitants en Nouvelle Zélande.
D'autant plus qu'un tel réseau se trouve concentré, à plus
de 80%, dans trois pays seulement : l'Argentine, le Brésil et
le Mexique.
Quatrième obstacle : le manque de financement.
A de rares exceptions près, les oligarchies latino-américaines,
liées au secteur de l'exportation, rechignent à investir à
long terme. Ce manque d'esprit d'entreprise sera en partie pallié
par l'arrivée d'immigrants, plus disposés à risquer leurs capitaux.
Il n'est donc pas étonnant que ces immigrants, espagnols et surtout
italiens, aient joué un rôle de tout premier plan dans l'étape de
démarrage de l'industrialisation latino-américaine.
En dépit de ces obstacles, l'Amérique latine, entre
1870 et 1914, connaît une première étape de développement industriel,
bien qu'une partie de ce développement ne soit qu'un corollaire de
l'économie d'exportation. Les centrales sucrières de Cuba ou
du Brésil sont devenues de véritables usines, à haute teneur
en capitaux, souvent nord américains dans le cas de Cuba, investis
en biens d'équipement. Dans la province de Tucumán, en Argentine,
les surfaces cultivées en canne à sucre passent d'un peu plus
de 200 hectares en 1850 à plus de 100.000 en 1916. Des bâtiments
industriels s'insèrent dans les exploitations agricoles, tandis
que de véritables villages ouvriers s'organisent en pleine campagne.
Ce sont ses exportations traditionnelles de viande
bovine, combinées aux technologies nouvelles importées d'Europe, qui
feront de l'Argentine un des premiers pôles industriels, ou plutôt
agro-industriels, d'Amérique latine. Dès 1865, une usine à
capitaux européens est installée à Fray Bentos, sur le fleuve
Uruguay, à une centaine de kilomètres de Buenos Aires,
pour produire de l'extrait de viande, selon le procédé mis au point
par le chimiste allemand Justus Liebig. L'affaire est couronnée de
succès et la Liebig Extract of Meat Company (Lemco), s'impose
bientôt à l'échelle mondiale, tout en donnant naissance, dans
son siège de Fray Bentos, à une ville ouvrière
de quelque 20.000 habitants. Après l'extrait de viande, viendra
le temps de la viande réfrigérée, puis de la viande congelée. Les
usines-abattoirs de traitement, situées près de Buenos Aires,
en seront les symboles.
Dans un domaine différent, mais toujours en termes
d'une industrialisation basée sur une ressource naturelle, il faut
encore mentionner l'exploitation, à partir des années 1870,
des gisements de salpêtre du désert d'Atacama, au nord du Chili,
attirant plus de 250.000 habitants autour de quelque 70 implantations
industrielles. La découverte d'immenses gisements de cuivre, une dizaine
d'années plus tard, confirmera la vocation industrielle de la région,
en particulier, celle de la ville minière de Chuquicamata et
du port d'Antofagasta.
Mais c'est sans doute le Mexique du porfiriat (1876-1910) qui offre le meilleur exemple
d'une tentative d'industrialisation diversifiée, fomentée tout à
la fois par un capitalisme autochtone et par l'investissement étranger.
Ainsi, par exemple, un immigrant espagnol devenu un familier du Président
Porfirio Díaz, Iñigo Noriega Laso, reprend au sein de la Compagnie
Industrielle d'Atlixco, l'une des plus importantes usines textiles
cotonnières des environs de Puebla. C'est à la même
Compagnie d'Atlixco que l'on doit la construction de l'unité de production
cotonnière de Metepec. Dès 1905, l'entreprise emploie
1.250 travailleurs, logés dans un village ouvrier édifié en même
temps que l'usine.
Devenue un important carrefour ferroviaire (entre 1880 et 1905), entre
le Golfe du Mexique, le haut plateau central et la frontière
avec les Etats-Unis, la ville de Monterrey devient sans doute le premier véritable pôle de développement
industriel d'Amérique latine. Grâce au chemin de fer, Monterrey a
accès aux ressources minières (fer, charbon) du nord-est
et au marché national. Avec l'aide de franchises fiscales et de capitaux,
souvent étrangers mais provenant aussi d'une bourgeoisie locale dynamique,
de grandes industries se créent: brasserie ( la compagnie Cuauhtemoc
,1890), sidérurgie (la compagnie La Fundidora de Fierro y Acero
qui allume son haut fourneau en 1903 et produit l'année suivante les
premiers rails de chemin de fer d'Amérique latine), verrerie (1899),
cimenterie. La population double en vingt ans pour atteindre 88.000
habitants en 1910. En 1903, Monterrey compte 30 industries employant
près de 5.000 ouvriers pour un investissement de 21 millions
de pesos. Enfin, dans la région de Tampico, sur la zone côtière
du Golfe du Mexique, la découverte d'importants gisements accompagne
l'installation, dès 1902, des premiers champs pétrolifères.
Cependant, malgré des progrès indéniables, l'industrialisation
en Amérique latine demeure fragile et trop tributaire de modèles
importés. Ce phénomène de mimétisme technologique
trouve sans doute son expression la plus accomplie à Paracambi,
au Brésil, dans l'arrière pays de Rio de Janeiro, où,
en 1871, la Brazil Industrial, S.A. édifie une usine de 150 mètres
de longueur, bardée de tours en brique, avec aérations sommitales
et structures internes en fonte : une coûteuse vitrine
para o inglés ver qui,
de plus, s'avère en grande partie inutile. Aux alentours de
1913, pour les quatre pays les plus en avance dans ce domaine, la
production manufacturière non liée au secteur traditionnel
d'exportation agricole ou minière ne dépasse pas 16% du produit
intérieur brut (PIB).
Par ailleurs, en analysant de plus près les
statistiques de cette production manufacturière pour la période
1914-1920, l'on peut alors se rendre compte que trois rubriques dominent
l'ensemble : la transformation de produits alimentaires, le textile
et l'habillement. Il s'agit donc bien d'une production relativement
peu sophistiquée et dirigée, pour l'essentiel, vers des biens de consommation
courante non durable à faible valeur technologique
ajoutée.
Il est, par conséquent, difficile de ne pas conclure
au caractère somme toute modeste, voire marginal, de l'industrialisation
latino-américaine à la veille de la Première Guerre
Mondiale, même si les premiers pas dans ce domaine avaient été
accomplis. En 1913, ne rassemblant que 7% de la population de ce qu'on
aura plus tard coutume d'appeler le tiers monde , l'Amérique
latine possède 21% des broches à filer le coton installées
dans ce même tiers monde.
A ce stade, une constatation s'impose.
Que ce soit sur le plan politique, culturel ou économique, le modèle
identitaire national qui prévaut en Amérique latine après les
indépendances tente de reproduire les références d'un modèle
identitaire à l'européenne, plus spécifiquement d'Europe occidentale,
tel qu'il aura été perçu et assimilé par les élites locales pour qui
l'Amérique ne peut être autre chose qu'un extrême
Occident amélioré. Même si le contraste entre les institutions
politiques et leur fonctionnement réel est perçu, voire dénoncé, nul
ne songe à remettre en cause les structures identitaires d'un
projet national ou les prototypes qui en découlent. Qui plus est,
l'évolution des États latino-américains au cours du XIXème
siècle permettra de préciser encore plus une forme de déterminisme
national associé aux conflits territoriaux. Les guerres qui opposeront,
à un moment donné ou un autre quasiment tous les pays du sous-continent
contribueront à forger l'union sacrée de tous
les citoyens face au péril venu de l'étranger et à perpétuer
l'image héroïque d'un destin commun forgé dans
le sang et dans les sacrifices. Enfin, l'institutionnalisation des
forces armées dans le dernier quart du XIXème siècle,
là encore calquée -suivant les préférences- sur le modèle
prussien ou le modèle français sera alors l'expression aboutie
et incontestable de la souveraineté.
Paradoxalement, même si l'État
oligarchique latino-américain disparaîtra progressivement au cours
du XXème siècle, face aux aspirations d'un peuple
exclu au départ de toute participation réelle aux destinées nationales,
les modèles identitaires de référence ne seront pas modifiés
en substance. Le populisme, en tant qu'expression dominante du politique,
tout en condamnant les valeurs trop étrangères ,
parce que trop européennes des élites maintenant déplacées
de l'exercice du pouvoir, reprendra, en l'amplifiant, le même
discours consensuel, réaffirmant ainsi un nationalisme de bon aloi.
Un nationalisme que continuent à
reproduire fidèlement les manuels scolaires d'histoire qui,
tout en cherchant, depuis une quarantaine d'années, à privilégier
la réalité amérindienne, replacent en fait l'indigène, qu'il
soit Mexicain, Colombien, Péruvien ou Chilien, dans une tradition
nationale de longue durée où tous peuvent et doivent
se reconnaître. La conquête et la colonisation, données fondamentales
de la nouvelle identité américaine, sont présentées d'un point de
vue qui reste celui des vainqueurs. La violence du processus, tout
en étant admise, demeure nuancée. En effet, la violence peut-elle,
à elle seule, marquer de son sceau l'origine d'une communauté
et, surtout, en garantir une stabilité exempte d'arrière pensées ? De
même l'indépendance reste l'élément phare d'une lutte, toujours
héroïque, pour affirmer une souveraineté institutionnelle ainsi
qu'une mémoire collective.
Même dans le domaine du développement
économique, la poursuite d'une industrialisation calquée sur les modèles
des pays du vieux monde , voire des Etats-Unis, se refusera,
non seulement à tenir compte de l'évolution des structures
et des marchés planétaires, mais à privilégier l'action de
l'État -militaire ou non- comme seul garant de la défense des intérêts
d'une communauté nationale de consommateurs. La crise de la dette
des années 1980 et les conséquences de la dure reconversion des économies
latino-américaines vers une plus grande ouverture n'ont fait qu'aggraver
les doutes quant au bien-fondé d'une construction nationale qui s'avère
encore en grande partie inachevée.