Je tiens d'un de mes plus anciens amis une caractérisation de
notre ancien président de la République que j'estime très révélatrice.
Ses fonctions, liées aux affaires européennes, l'amenaient à le
côtoyer presque chaque jour, et lui permettaient mainte conversation.
Il me confia un jour, évidemment en privé: 'c'est un salaud.' Le mot
est très fort. La justification venait aussitôt après: 'Il ne croit en
rien.' Il entendait par là une totale absence de convictions,
religieuses ou non, tout ce qu'exprime le latin fides: un
manque parfait de scrupules, un mépris de fer envers la parole donnée
ou les engagements pris, et plus encore envers ceux qui s'estimaient
tenus par là. Puis, après un silence, mon ami ajoutait:
'il ne croit
en rien- sauf à l'Europe.'
Ce que, avant et après sa mort, nous avons appris sur le
personnage en question confirme la totalité de ces appréciations, en
positif comme en négatif.
Europe
et nihilisme
Cependant, je laisserai de côté le biographique pour élargir la
perspective en prenant l'anecdote comme point de départ. Je voudrais
poser ici une question: qu'en est-il du rapport entre les deux
croyances ou, en l'occurrence, la croyance et l'incroyance invoquées
ici? L'ami qui émettait ce jugement est un européen convaincu, parce
qu'il est un serviteur incorruptible du bien commun et que celui-ci,
pour lui, passe par la construction européenne. Pour lui, 'croire à
l'Europe' était une concession, une nuance qu'il estimait devoir
apporter à la formule un peu vaste: ne croire en rien. Or donc, est-ce
bien le cas? Je me demande parfois, non sans quelque frisson, si 'croire en l'Europe,' plutôt qu'une restriction, ne serait pas au
contraire l'expression la plus achevée d'une absolue incroyance.
Cela
indique le thème principal de cet exposé: Europe et nihilisme.
'Ne
croire à rien', c'est la façon dont le langage courant formule ce que
les philosophes appellent nihilisme. Le terme date du début du XIXe
siècle, mais il a reçu ses lettres de noblesse de Nietzsche. Celui-ci
y voit un phénomène aux dimensions de l'Europe, par quoi il n'entend
pas seulement un petit cap de l'Asie, mais l'humanité moderne. Les
éditeurs des fragments recueillis sous le titre 'La Volonté de
puissance' ont donné à la première subdivision de ce texte factice le
nom de 'Le Nihilisme européen.' Et dans ses cours sur Nietzsche des
années 30, Heidegger place au centre de ses réflexions cette même
notion de 'nihilisme européen.'
L'adjectif 'européen' est dans un tel contexte plus qu'une indication
géographique, qui donnerait l'origine réelle ou supposée d'une
pathologie, comme on parle du 'mal français' ou de la 'grippe
espagnole'. Il suggère que ce n'est pas par hasard que le nihilisme
est apparu en Europe. Celle-ci constituait pour l'infection un terrain
favorable. Il arrive que certains parasites reçoivent leur nom de ce
qu'ils parasitent: c'est ainsi que l'on parle de la rouille du blé.
C'est en ce sens que l'on parle du nihilisme européen.
Nietzsche n'a que peu thématisé le lien entre nihilisme et européanité.
Mais c'est parce qu'il est omniprésent. Toujours est-il que, selon
moi, c'est lui qui a posé la question fondamentale, et dont
l'actualité s'avère de plus en plus brûlante. Elle est formulée dans
un fragment qu'il a intitulé: 'le marteau'. Il y écrit: 'évoquer une
décision effroyable, placer l'Europe devant la conséquence de savoir
si sa volonté 'veut' la disparition (Der Hammer: eine furchtbare
Entscheidung heraufbeschwören,
Europa vor die Consequenz stellen, ob sein Wille zum Untergang 'will').'
On est
tenté d'exorciser ce cauchemar en lui opposant la réalité splendide de
la construction européenne. N'est-elle pas l'antidote même du
nihilisme? On entend dire dans les milieux bruxellois que celle-ci
serait l'une des rares entreprises susceptibles d'intéresser encore un
jeune haut fonctionnaire qui aurait l'ambition de faire œuvre utile.
On connaît la formule heureuse par laquelle Jean-François Lyotard
caractérisait l'ère post-moderne: la fin des 'grands récits'. Ceux-ci
auraient été des façons d'ordonner le devenir historique pour lui
donner un sens, rendant ainsi intelligible la pratique de ceux qui y
vivent en leur permettant de s'y situer et en leur faisant croire
qu'ils y contribuent. Il en est ainsi de l'histoire du salut selon le
christianisme, ou de ce qui constitue peut-être différentes versions
de sa sécularisation: le mythe du progrès selon les Lumières, ou
encore la doctrine marxiste de l'histoire. La formation de l'Europe
serait le dernier de ces 'grands récits.'
Je
commencerai moi aussi par un récit sur l'Europe. Ce sera mon 'grand
récit' à moi. Je me fonderai sur une caractérisation de la culture
européenne que j'ai déjà développée il y a une dizaine d'années et sur
laquelle, donc, je ne veux pas revenir une fois de plus. En deux mots:
l'identité culturelle de l'Europe est excentrique; elle se caractérise
par une double secondarité par rapport aux sources antique et
biblique. J'étudiais cette culture comme une quasi-essence que je
saisissais de façon synchronique. Je vais tenter ici d'en esquisser le
développement diachronique.
Le
dynamisme européen et son ressort
Les
éléments de la grandeur européenne ont été acquis au Moyen Age. On
peut le montrer historiquement. Il faut pour cela reculer de mille ans
et faire comme un bilan du millénaire. On peut distinguer le projet de
sa réalisation. Le projet est plus ancien, puisqu'il date de l'idée
d'un Empire d'Occident qui est peut-être chez Charlemagne (800), et en
tout cas chez les Ottoniens (962). La réalisation est nécessairement
un processus de très longue durée. Le tournant qui y mène et constitue
ainsi la ligne de partage des eaux de l'histoire européenne, me semble
être le XIe siècle. C'est à cette époque que se mettent en place les
mécanismes qui vont aboutir à la concrétisation de l'Europe comme
civilisation.
On
peut distinguer pour plus de clarté trois aspects, même si
ceux-ci,†dans l'histoire concrète, se conditionnent mutuellement:
1)
C'est au début du XIe siècle que la liste des acteurs présents sur la
scène européenne devient complète et définitive. Cela correspond à la
fin d'un mouvement séculaire, les migrations de populations- ce que la
classe dirigeante romaine appelait d'un terme péjoratif qui nous est
resté les 'invasions barbares.' Depuis les premiers Germains, les
Cimbres et les Teutons massacrés par Marius jusqu'aux Hongrois, des
tribus nomades venues d'Asie ne cessent d'avancer vers l'Ouest et le
Sud. Elles sont poussées de proche en proche par leurs voisines, le
premier moteur invisible étant probablement l'expansion de l'Empire et
de la civilisation chinoise; de même, il se peut que la fin de ce
mouvement séculaire soit liée à la crise de l'Empire chinois commencée
au VIIIe siècle. De même que les Turcs se fixent en terre d'Islam et
les Bulgares en terre byzantine, dans l'espace de la chrétienté
latine, les Hongrois, les Polonais et les Tchèques se convertissent au
christianisme (Tchèques à partir de 863; Polonais en 966; Hongrois en
985). Les nouveaux venus acquièrent leur indépendance ecclésiastique
autour de l'an Mil, en particulier gr‚ce au pape Sylvestre II qui leur
accorde des évêchés bien à eux, indépendants de ceux du Saint-Empire.
2)
C'est au milieu du XIe siècle que l'Europe achève de se définir
elle-même, au sens le plus concret du terme, en se séparant de ce qui
n'est pas elle. Elle était déjà séparée de l'Islam depuis la conquête
arabe du Sud de la Méditerranée, au VIIe siècle. En 1054, les deux
moitiés d'une partie de la chrétienté, celle du Nord de la
Méditerranée (n'oublions pas en effet, au Sud de celle-ci, l'Ethiopie
et les chrétientés vivant en terre d'islam) se séparent. Il existe
désormais une chrétienté latine réellement distincte de la chrétienté
de culture grecque. Quelques années plus tard, la bataille de Mantzikert (1071) signe l'entrée en scène de la puissance turque, qui
sera le fossoyeur de l'Empire byzantin.
3)
Enfin, vers la fin du XIe siècle, l'Europe se remplit d'elle-même, en
coïncidant de plus en plus avec sa définition géographique. Elle
reconquiert l'Espagne, en un mouvement qui est d'ailleurs pan-européen:
les royaumes chrétiens du Nord reçoivent l'aide de mercenaires venus
de France, de Normandie, voire d'Allemagne. En 1085, les castillans
prennent Tolède. C'est également dans la seconde moitié du XIe siècle
que les Normands mettent fin à la domination byzantine en Italie du
Sud et musulmane sur la Sicile en prenant Messine (1061), puis Palerme
(1072).
A
l'intérieur de ce domaine désormais clos, l'Europe travaille sur soi,
s'intensifie. Cela vaut déjà au niveau des réalités les plus humbles.
Toujours à la même époque, l'Europe connaît une croissance
démographique accrue. Elle devient capable de nourrir une population
plus nombreuse. Cela a été rendu possible par une révolution
économique: extension des surfaces cultivées gagnées sur les forêts,
introduction de plantes nouvelles, amélioration des techniques
agricoles (assolement triennal, collier de poitrail, etc.). Peu
importe que ces conquêtes techniques ait été réalisées pour la
première fois dans l'espace européen ou ailleurs- en Chine, par
exemple. C'est en Europe qu'elles ont été appliquées et généralisées.
Le
modèle européen de développement
L'Europe médiévale se caractérise par une structure croisée. Une
intensification interne fait système avec un emprunt extérieur. En un
mot: les ressources sont dedans; les sources sont
dehors. L'Europe tire d'elle-même le réel- sa population et de quoi la
nourrir. En revanche, elle importe d'en dehors d'elle ce qui relève du
symbolique. Ses points de référence sont le christianisme, une
religion venue du Moyen-Orient, la littérature grecque et le droit
romain de l'Antiquité. C'est en redécouvrant et en systématisant
celui-ci que la révolution juridique du XIe siècle a lancé le
christianisme dans l'entreprise de réformer le monde.
Par
ailleurs, l'intensification interne précède et rend possible l'emprunt
extérieur. Il y a là comme une loi du dynamisme européen. On parle de l''impérialisme européen'. Il est réel, ou il le fut. Mais
l'expression cache le fait fondamental, qui est d'ailleurs celui qui a
rendu possible les interventions extérieures: l'Europe est une
civilisation qui ne s'est pas fondée sur la conquête extérieure, mais
sur la conquête intérieure. L'Europe est fondée sur un travail sur
soi. Elle a commencé par exploiter à fond les ressources disponibles
avant d'emprunter ailleurs.
Cela
vaut d'abord au niveau matériel. Ainsi, les Croisades ont été rendues
possibles par la pression démographique interne à l'espace européen.
Et la découverte du Nouveau Monde l'a été par celle du gouvernail
d'étambot. La même loi se vérifie dans le domaine de la culture.
L'Europe a su s'ouvrir à l'extérieur parce que, si l'on peut dire,
elle avait déjà un extérieur à l'intérieur de soi. La culture de
l'Europe est fondée sur la nostalgie envers Athènes et Jérusalem.
L'orientalisme européen, loin d'être une conséquence de la
colonisation, est dans le sillage du mouvement humaniste: les
arabisants européens furent d'abord des hébraïsants; on étudia le
sanscrit dans la foulée des langues classiques.
On a
depuis longtemps mis l'accent sur les emprunts extérieurs de la pensée
européenne et souligné que la grande scolastique aurait été impossible
sans l'apport des penseurs juifs et musulmans de langue arabe. Thomas
d'Aquin, Duns Scot, Eckhart et tant d'autres construisaient sur
Avicenne, Averroès et Maïmonide. Rien de plus vrai, et l'on a raison
de le rappeler. Mais on oublie que pour emprunter, il faut en éprouver
le besoin. Il faut expliquer la demande. En l'occurrence, il faut
expliquer pourquoi l'Occident a senti le besoin d'outils intellectuels
plus fins. Il a d'abord travaillé sur ce qu'il avait à sa disposition
avant d'importer. Il a commencé par pousser au plus haut degré de
raffinement possible les instruments rudimentaires qu'il possédait.
Des gens comme s. Anselme (m. 1109) ou Abélard (m. 1142) devaient se
contenter de travailler avec s. Augustin et les lambeaux d'Aristote
disponibles. Sans eux, l'Europe n'aurait pas éprouvé le besoin d'aller
chercher ailleurs ce qui lui manquait d'Aristote.
L'Islam
comme contre-exemple
On
peut compléter cette esquisse par une autre, plus rapide encore, de la
situation dans le monde islamique. Il présente un intéressant
contre-exemple. Curieusement, celui-ci prend en effet, et au XIe
siècle encore, une orientation symétrique de celle de l'Europe: alors
que l'Europe s'intensifiait, l'Islam s'étendait; alors que l'Europe se
mettait à emprunter du sens au dehors, l'Islam se contentait désormais
du sens qu'il produisait lui-même.
L'Islam
avait commencé par un siècle de conquêtes. Il était ensuite resté plus
ou moins stable depuis les coups d'arrêt que représentaient, à
l'Ouest, l'échec du siège de Byzance en 718 et l'escarmouche de
Poitiers en 732, à l'Est, la bataille du Talas contre les premiers
avant-postes chinois (751). Or, le XIe siècle est pour l'Islam
l'époque de la reprise de l'expansion extérieure. J'ai déjà signalé
l'importance de la bataille de Mantzikert en direction de l'Ouest.
Vers l'Est, c'est en 1020 que Mahmud de Ghazna envahit le Pendjab,
s'ouvrant ainsi un chemin vers l'Inde.
Quant
à la culture, le mouvement est au contraire au repli. Une date
symbolique est la mort d'Avicenne en 1037. Celui-ci est le premier
philosophe écrivant en arabe à ne pas avoir publié de commentaire
d'Aristote. Sa philosophie est comme une déclaration d'indépendance
par rapport à la Grèce. L'aristotélisme est tout entier absorbé. Le
monde islamique avait énormément traduit, en un mouvement qui connut
son apogée au IXe siècle. Il cesse de le faire au XIe. La pensée
islamique se croit désormais auto-suffisante. Et peut-être l'est-elle
effectivement. Au XIe, l'Islam se ressent en tout cas comme ayant
atteint une plénitude telle que toute nouveauté ne pourrait que porter
atteinte à la perfection déjà obtenue.
L'inversion moderne
On pourrait se demander, non sans une certaine exagération,
si l'Europe moderne, en tant qu'elle est moderne, ne reposerait pas
sur l'exacte inversion du modèle qui a fait sa réussite au Moyen Age.
Et donc s'il ne faudrait pas, avec le sociologue allemand N. Luhmann,
distinguer la civilisation 'vielle-européenne' (alteuropäisch)
de la modernité dans quoi nous vivons. De la sorte, l'Europe serait
essentiellement pré-moderne, et la modernité essentiellement
post-européenne.
Commençons par un paradoxe: l'usage du mot Europe en son sens
actuel est pour l'essentiel un usage moderne, venu des Lumières. Le
mot Europe est bien sûr fort ancien. Mais c'est à partir des Lumières
que s'est enflé le discours sur l'Europe comme substitut destiné à
remplacer le mot Chrétienté. L'Europe était supposée être la scène sur
laquelle se jouait le drame de la civilisation. Elle devait être aussi
le parterre qui devait juger les hommes et les faits selon leur
conformité au projet des Lumières. L'époque était friande de ces mots
qui ne signifiaient rien de nouveau, mais qui avaient l'avantage de
refouler dans l'oubli des notions qui désignaient des réalités
chrétiennes. Ainsi, parler de 'bienfaisance' permettait de ne pas
parler de charité, etc. De la sorte, l'expression 'Europe moderne' est
presque un pléonasme.
Mais
le fait que l'on parle beaucoup de l'Europe n'a rien à voir avec la
vitalité de celle-ci. Il serait intéressant de se demander si la
réalité ne serait pas en raison inverse de l'emploi des mots, et si
l'Europe ne serait pas entrée dans une dialectique auto-destructrice
justement au moment o_ le mot prenait l'allure d'un slogan. Ce qui,
quant à l'expression, était un quasi-pléonasme, est peut-être, quant à
la chose même, un oxymore.
L'inversion moderne, donc, comme le modèle médiéval qu'elle
retourne, s'est mise en place en un processus séculaire. Je n'en donne
ici qu'une esquisse trop rapide et simplifiée. L'Europe médiévale,
ai-je dit, exploitait ses ressources intérieures et importait du
dehors ses sources culturelles. Tout se passe comme si la modernité
avait inversé ce rapport. L'Europe s'est mise à exploiter les
ressources extérieures quant aux matières premières: en économie, les
Temps Modernes ont commencé avec l'importation des métaux précieux du
Nouveau Monde; la civilisation dépend aujourd'hui du pétrole du
Moyen-Orient ou de l'uranium africain.
En
revanche, L'Europe se contente de plus en plus de ses ressources
propres dans le domaine de la culture. Une séculaire Querelle des
Anciens et des Modernes s'est livrée, dont la polémique parisienne des
années 1687-88, qui a lancé l'expression, n'est que le symptôme. Elle
s'est terminée par la victoire des modernes. Dans l'Europe
contemporaine, l'arrachement par rapport aux racines grecques et
bibliques va croissant, jusqu'à devenir une ignorance voulue
qui prend parfois des aspects terrifiants. Il est encore trop tôt pour
savoir si la vogue actuelle du bouddhisme représente un véritable
emprunt de sens à l'Orient, ou la projection sur un 'autre' imaginaire
de tentations ou de tentatives purement occidentales.
L'anthropologie pré-moderne
Sans
vouloir rien expliquer, je proposerai de réfléchir sur un parallèle.
Ce qui vaut au niveau collectif des civilisations se vérifie également
au niveau individuel. La structure que j'ai observée se retrouve dans
l'anthropologie qui y correspond. L'homme médiéval, comme l'homme
antique, se sentait engagé dans un double rapport à soi-même et à
l'extérieur. Son rapport à soi-même supposait un travail sur soi,
l' des Grecs, la cura animi romaine, l'ascèse
chrétienne. Dans son rapport à l'extérieur, il se savait ordonné à un
kosmos qui était pour lui source de sens et qu'il ressentait
comme supérieur. L'image de la statue à sculpter est actuellement à la
mode. On oublie que, chez Plotin qui a été le premier à la formuler,
il s'agit, non pas de sculpter sa propre statue, mais bien au
contraire de se sculpter soi-même sur le modèle des dieux.
L'homme médiéval se pensait à travers des schémas qui lui venaient de
ses deux sources, grecque et biblique. L'anthropologie grecque et
l'anthropologie biblique, si différentes qu'elles soient, partagent
certains traits qui les opposent toutes deux à la vision moderne du
monde. Elles ont en commun la même structure de base quant au rapport
entre l'être et le devoir être, entre ce que l'homme est et ce qu'il
est appelé à être, entre sa nature et son destin. Toutes deux sont des
pensées de la dépendance et de l'efflorescence. L'homme est donné à
soi-même par une puissance qui le domine et qui l'investit d'une
mission, qui est de porter à sa perfection le don qui fait de lui ce
qu'il est.
Pour
l'homme antique, cette puissance est la nature. Ainsi, Aristote
souligne que la politique ne fabrique pas des hommes, mais les reçoit
tout faits de la nature. L'homme antique se comprend lui-même comme un
être naturel parmi d'autres, mais comme l'être le plus naturel qui
soit. Ce qui l'élève au-dessus des autres êtres naturels n'est pas
qu'il s'arrache à la nature, mais qu'il en réalise plus à fond
l'intention. C'est dans l'homme que la nature parvient le mieux à ses
fins. L'homme est d'emblée l'animal le plus conforme à l'univers. Et
il a pour mission de perfectionner cette conformité par une imitation.
L'homme du judaïsme et du christianisme se comprend comme 'créé à
l'image de Dieu' (Genèse, 1, 26). La formule a deux versants qui se
complètent et se corrigent: d'une part, l'homme partage son statut de
créature avec tout le reste de ce qui est. Mais, d'autre part, il se
distingue des autres créatures par son statut d'image de Dieu.
Dans
le christianisme, le second modèle anthropologique n'a pas purement et
simplement remplacé le premier qu'il aurait relégué dans le domaine du
périmé. La nature était l'objet même de la création divine. Cette
décision métaphysique a permis deux séries de conséquences. D'une
part, au positif, elle rendit possible au XIIe siècle la reprise de la
cosmologie du Timée et l'idée selon laquelle la Nature est
l'intermédiaire du Créateur. Un siècle plus tard, elle entraîna, au
négatif, le rejet par Thomas d'Aquin, dans la foulée de Maïmonide, de
la vision du monde discontinuiste du Kalām.
Les
deux modèles ont en commun une certaine limitation de l'homme. Le
modèle antique situe l'homme parmi d'autres êtres naturels, comme les
animaux, voire les dieux qui sont aussi en un certain sens des êtres
naturels. L'homme avait une nature qui lui ouvrait des possibilités
mais lui imposait en même temps des limites. La sagesse antique
consistait pour l'homme à rester conscient de ce qui le séparait des
dieux. C'est d'ailleurs le sens du précepte de l'Apollon de Delphes:
. L'homme était sans doute l'animal le plus parfait, mais
il n'était pas l'être le plus parfait qui soit: les corps célestes le
surplombaient de leur splendeur.
Le
modèle biblique, de son côté, faisait de l'homme l'image de Dieu. Cela
lui assurait une dignité incomparable, mais lui assignait en même
temps des t‚ches et des devoirs. Là aussi, l'homme était tout juste en
dessous des êtres divins (elohim), mais en-dessous d'eux quand
même (Psaume 8, 6).
Cette
image de l'homme se transposait tout naturellement au niveau de la
culture dans une acceptation de la dépendance ou 'secondarité' par
rapport à des sources antérieures.
La
non-anthropologie moderne
Le
double rapport à soi et à l'autre s'est inversé par rapport au modèle
médiéval. L'homme moderne n'a plus à travailler sur soi. Il est censé
être un donné initial. Il est devenu, plus radicalement peut-être que
chez Protagoras, la mesure de toutes choses. C'est lui qui a des
droits; c'est lui qui est censé donner sens.
Pour
l'homme moderne, symétriquement, l'extérieur n'est plus un lieu de
sens. Ce fait est lié à la montée des sciences de la nature. Celles-ci
représentaient déjà l'argument décisif des Modernes dans la querelle
qui les opposait aux partisans des Anciens. Depuis lors, elles sont
devenues la clef de voûte de la civilisation matérielle, de par la
technologie qu'elles rendent possible. Mais, quelle que soit leur
valeur comme productrices de vérité, elles ne sont pas source de
culture. En effet, si elles mettent bien l'homme à l'école d'une
extériorité radicale, elles le placent en même temps en face d'un
factuel brut, qui ne peut en rien guider la quête humaine du sens.
Là
aussi, toute une anthropologie est en jeu. On a pu caractériser la
modernité comme la tentative pour se dégager aussi bien de l'Antiquité
païenne que du christianisme en jouant l'un contre l'autre. C'est ce
qu'elle fait aussi pour les deux modèles anthropologiques qui l'ont
précédée. Contre le christianisme, la modernité déploie un
naturalisme. L'homme est selon elle un pur produit de la nature. Cela
lui permet de rejeter l'autorité divine. Mais en même temps, contre le
paganisme, l'homme moderne continue de revendiquer l'héritage
biblique, dont la mission de soumettre et dominer la terre. Il lui
faut pour cela prétendre être plus qu'un des êtres de la nature. En un
mot, l'homme moderne prétend être nature, sans pour autant
avoir de nature.
Rien
ne le pose plus dans l'être, rien ne l'affirme plus dans sa légitimité
que lui-même. C'est-à-dire rien. 'J'ai fondé ma cause sur rien', cette
phrase de Max Stirner pourrait servir de devise à l'homme moderne.
C'est
cet homme moderne qui peuple l'Europe d'aujourd'hui, ou qui en tout
cas y donne le ton. C'est lui qui en tient les leviers de commande,
dans l'économie comme dans la politique nationale ou bruxelloise.
C'est lui qui, sans toujours le savoir, contrôle la conscience des
peuples européens en leur faisant voir les choses à travers ses
propres catégories.
L'impasse
Un
fait nouveau caractérise l'époque contemporaine. Il est dans le droit
fil de l'histoire moderne de l'Europe, mais représente quand même un
tournant décisif. Le produit à importer est de moins en moins les
matières premières, et de plus en plus le matériau humain. Je pense
bien entendu à la crise démographique. Elle a été mise en place il y a
longtemps, à des degrés divers selon les régions- à commencer par la
France du milieu du XVIIIe siècle. Cette crise a pris dans les années
soixante un aspect particulièrement dramatique. Ce n'est que depuis
une dizaine d'années que le phénomène est arrivé à la conscience des
médias- et encore, bien discrètement. Le fantasme d'une surpopulation
ne subsiste que chez quelques incurables. Et ceux qui, dès très tôt,
avaient sonné l'alarme et s'étaient alors faits couvrir d'injures, ou
au moins de ridicule (je pense à Pierre Chaunu) apparaissent désormais
comme des précurseurs.
On
voit apparaître des statistiques inquiétantes quant à la survie même
de l'humanité. Et quant à l'Europe, la Commission de Bruxelles a lancé
l'idée selon laquelle une immigration massive serait nécessaire pour
en maintenir le niveau de vie. De plus en plus, l'Europe est appelée à
vivre sous perfusion. Et sous perfusion de peuples qui ont gardé des
croyances et des pratiques pré-modernes. L'Europe ne pourra donc
survivre que si le reste de l'humanité n'en adopte pas les mœurs. De
la sorte, la 'dialectique des Lumières' chère à l'école de Francfort
trouve ici une réalisation concrète: l'espoir de survie du mode de vie
moderne réside dans l'échec même de son projet, à savoir, élever
jusqu'à lui l'ensemble de l'humanité.
Il
faut voir sous cet angle aussi l'entrée dans la communauté européenne
de nouveaux pays, la Pologne par exemple. Qu'une entité politique se
forme, puis s'agrandisse par des moyens entièrement pacifiques, c'est
dans l'histoire une nouveauté inouïe dont il faut se féliciter. Mais
ne soyons pas naïfs et sachons percevoir, derrière l''Hymne à la
Joie', les froids calculs des décideurs: l'élargissement de la
Communauté a aussi quelque chose d'une prédation. Les économies
avancées espèrent exploiter des réserves de main d'œuvre qualifiée à
bon marché.
Je ne
traiterai pas ici ce thème comme il le mériterait. Je n'ai aucune
compétence en démographie. Et je n'ai pas non plus les moyens de
parcourir tous les domaines du savoir qui sont impliqués dans les
problèmes de population, c'est-à-dire à peu près tous ceux qui ont
leur mot à dire sur l'homme, de la psychologie des profondeurs à la
sociologie en passant par l'économie et la politique.
J'ignorerai ici ces innombrables médiations pour aller droit à ce qui
me semble l'essentiel, et qui relève justement de ce déficit
anthropologique sur lequel j'ai attiré l'attention un peu plus haut.
Il y a une chose, et peut-être une seule, que la modernité ne peut pas
faire. Malgré ses indéniables succès, elle n'a pas les moyens de
répondre à la question de la légitimité de l'humain. Elle s'est
rendue capable de produire de la prospérité, de la justice, de la
culture, donnant ainsi une réponse pratique à la question de la vie
bonne- ou à tout le moins de la 'bonne vie'; en revanche, elle est
devenue incapable de dire pourquoi il est bon qu'il y ait des hommes
pour vivre une telle vie.
Conclusion
Terminons par une note moins sombre. Il est bien possible que, dans
l'Europe du centre et de l'Est, des réserves de matériau humain soient
encore disponibles. Mais on peut aussi espérer qu'elle contient
quelque chose de bien plus précieux: des réserves, non seulement
d'humains, mais de ce qui fait que l'humain est humain, de nouveaux
gisements de sens. Nous en avons besoin, car croire à l'Europe, cela
ne suffit pas. Voire, comme je l'ai craint au début de cet article,
cela pourrait être le comble du nihilisme. Il faut encore bien
croire à l'Europe. Et cela n'est possible que si l'on ne croit pas
seulement à l'Europe.
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