La question de l'identité européenne revient fréquemment
dans les discussions sur les conséquences économiques, politiques
et sociales de l'intégration européenne qui laissent une empreinte
profonde sur les États membres de l'Union et leurs populations.
L'accélération de l'intégration avec la création du marché
commun, de l'Union politique et monétaire, de la politique étrangère
commune et enfin, l'amorce du processus de l'élargissement aux pays
d'Europe centrale et orientale ont poussé l'Union européenne à
des réformes qui la font ressembler de plus en
plus à une forme étatique.
Les débats sur la légitimité de cette institution et sur l'évolution
de la démocratie européenne, les échéances du sommet européen de
Copenhague en 2002 et les travaux de la Convention européenne ont
relancé la question de la citoyenneté européenne et de l'identité
de ses habitants. Les interrogations sur l'éventuelle émergence
d'une identité européenne, fondée sur le sentiment partagé d'appartenance
à la même communauté politique, appellent à
tourner le regard de façon diachronique, d'une part sur les recompositions
identitaires en cours, d'autre part sur le processus historique
de construction des identités nationales, parallèle au développement
des États-nations. En outre, il ne faut pas perdre de vue le fait
que, dans l'histoire, l'Europe et ses traditions culturelles ont
exercé une profonde influence sur les États en formation, dans différentes
parties du globe.
Aujourd'hui, les concepts d'"identité" et de "culture" sont
remis en question dans un contexte qualifié de "post-national" et
sous l'impact d'une mondialisation s'accompagnant
de l'accroissement considérable des mouvements de personnes
et des échanges de biens matériels et immatériels. Ces phénomènes
tendent à fragmenter des entités jusqu'alors considérées
comme unitaires, en même temps qu'ils donnent parfois l'impression
d'estomper, à travers des métissages, les différences à
travers les sociétés. Si l'Europe n'est plus une référence culturelle
essentielle à l'extérieur de ses frontières, il n'est
pas certain qu'elle le soit davantage au sein des sociétés européennes.
La conférence, organisée par le Forum International des
Sciences Humaines (Paris) et le Centre de Pensée Politique (OMP)
de Cracovie a rassemblé, les 18-22 septembre 2002, à Cracovie, des chercheurs issus des différentes
disciplines des sciences humaines et sociales: histoire, anthropologie,
philosophie, science politique, pour un colloque dont les débats
s'articulaient autour du thème général "Création de l'identité
européenne. L'homme des confins. Culture de la différence, culture
de l'identité". Inspirés par l'anthropologie culturelle, les organisateurs
de la conférence ont posé la question suivante: "L'identité plurielle,
difficile à cerner et pourtant de plus en plus répandue,
est-elle possible sans déchirement identitaire et sans rejet ?".
Cette question, déclinée à travers des approches
disciplinaires et régionales diversifiées, en appelle d'autres :
l'identité peut-elle être pensée en dehors de la culture?
Quelles définitions de l'identité restent opératoires dans le contexte
de mondialisation? Que peut-on attendre du processus de l'intégration
européenne en ce qui concerne le renforcement d'un sentiment d'appartenance
à la communauté parmi les citoyens des pays membres
de l'Union? Dans quelle mesure l'Europe et son héritage peuvent
être considérés comme une référence culturelle importante,
à l'intérieur et en dehors du continent? Comment
pouvons-nous conceptualiser la formation de l'identité à
travers l'histoire? Quelles ruptures majeures
se dégagent? Comment peut-on nuancer le processus de la construction
européenne, en traçant ses limites, mais sans pour autant tomber
dans une forme de défaitisme?
I. Construction nationale et identité
Depuis l'avènement
des États-nations modernes, la notion d'identité est historiquement
liée étroitement à celle de la nation. Celle-ci se définit
traditionnellement par une unité territoriale, linguistique, culturelle,
enfin, selon l'acception renanienne, par une volonté de vivre ensemble.
Antécédents
historiques: émergence de l'identité nationale
Afin de comprendre les difficultés qui se posent
dans les débats théoriques et normatifs sur l'éventuelle émergence
d'une identité européenne dépassant le cadre des États, les participants
à la conférence sont revenus sur la genèse
de l'État nation. Si on parle aujourd'hui de "l'invention" ou de
la "construction" de l'État-nation en rappelant le caractère
relativement récent du processus (Anne-Marie Thiesse), il n'en demeure
pas moins que les générations intellectuelles engagées dans les
mouvements nationaux du XIXème siècle ont laissé une
profonde empreinte sur les consciences et sur les représentations
collectives. En effet, des courants politiques, intellectuels et
artistiques très larges ont participé à
ce mouvement d'érection de monuments et de symboles nationaux,
à l'écriture d'une histoire nationale, considérée
comme immanente et essentiellement différente de celle des autres
pays. La recherche de références dans les traditions et mythologies
populaires devait accroître le sentiment d'appartenance à
la communauté et transcender les différences entre les couches sociales
(Anne-Marie Thiesse). C'est principalement à l'école que
revenait la t‚che d'éducation qui devait renforcer l'identité nationale
et le sentiment d'unité, génération après génération. Ainsi,
l'enseignement de l'histoire à l'époque des nationalismes du XIXème siècle
reposait sur un enseignement patriotique de l'histoire de son propre
pays, histoire définie le plus souvent "contre" les États ennemis
(Luigi Cajani), voire contre les identités locales et régionales,
comme dans le cas de la France.
Cependant, l'histoire des pays européens nous enseigne
qu'il existe des exceptions et des irrégularités par rapport à
la règle aujourd'hui admise de la formation des États-nations.
Ainsi, dans le cas espagnol, comme l'a montré José Alvarez-Junco,
une identité collective, pré-nationale,
a précédé la formation de l'identité nationale. Cette identité
collective, construite à l'époque moderne et renforcée lors des affrontements
contre des Français, des protestants ou des Turcs, composée d'éléments
ethniques et, surtout, religieux, n'a pas constitué l'identité nationale
à proprement parler.
Influencée, au début du XIXème siècle,
par des processus précoces de construction de mythologies nationales,
cette identité collective pré-nationale s'est avérée, paradoxalement,
relativement résistante au tendances homogénéisantes, présentes
dans d'autres pays d'Europe. Si une revalorisation romantique de
l'image de l'Espagne par des auteurs étrangers, ainsi que des tentatives
d'écriture d'une histoire nationale ont semblé ouvrir la voie à
des paradigmes nationalistes, d'autres facteurs
ont freiné ce développement: le déclin politique du pays au cours
du XIXème siècle, l'absence de mouvement
de "nationalisation de masses", liée à la non-participation de l'Espagne à des grands conflits internationaux, marquée au
contraire par des révoltes intérieures, et l'insuffisante généralisation
des structures éducatives et militaires. Ainsi, des grandes parties
de la société espagnole n'ont pas été touchées par la modernisation
ni par la nationalisation. C'est le XXème siècle
qui a vu le développement des nationalismes en Espagne, tant au
niveau central que régional, sur le fond de crises politiques, de
guerre civile et de dictature. L'intégration des structures européennes
et de l'OTAN semble clore ces chapitres isolationnistes.
Diffusion du modèle européen
Mais la formation de l'identité nationale n'était pas limitée
aux pays d'Europe: au contraire, ainsi que l'a montré Nikita Harwich
sur l'exemple du Venezuela, les États d'Amérique Latine en formation
au XIXème siècle, ont importé des discours,
des symboles et des imaginaires nationaux, mais aussi des programmes
d'enseignement de l'histoire fondés sur le modèle républicain
d'une histoire patriotique, illustrée d'exemples édifiants. Ces
transferts ont donné lieu à
des importations et des adaptations conformes aux besoins
locaux de modèles européens,
tels que l'Antiquité classique ou la Révolution française
dans l'enseignement de l'histoire, ou encore, les boulevards haussmanniens
dans l'architecture des capitales sud-américaines.
Identité et changement
Ralph Grillo a, quant à lui, replacé les interrogations sur le concept
de l'identité dans une double perspective de changement.
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Il s'agit d'une part d'un changement
de paradigme théorique qui déconnecte le concept de l'identité de
celui de la culture, pour remettre en cause le caractère
"essentialiste" de celle-l‡.
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D'autre part, ce sont les processus
de transnationalisation, en particulier les mouvements des personnes
qui conduisent à complexifier
les références identitaires et les notions d'appartenance et qui
altèrent la notion traditionnelle de l'identité.
Pourtant, les institutions européennes, selon Ralph Grillo,
n'ont pas toujours pris en compte ces évolutions dans les débats
qu'elles ont initiés à propos
de l'identité. En effet, en promouvant la recherche d'une définition
de l'identité européenne fondée sur un héritage culturel commun,
en soutenant des projets d'écriture d'une "histoire européenne",
l'invention de lieux de mémoire européens, l'européanisation de
symboles et de "grands hommes" nationaux, les responsables européens
défendent une vision marquée par un biais élitiste et essentialiste,
donc finalement ethnocentrique. Pour Monika Mokre, en revanche,
le choix de la Commission européenne de désigner la liberté, la
démocratie, la tolérance et la solidarité comme des valeurs fondamentales
de l'identité européenne permet d'éviter le biais d'une définition
ethnocentrique de l'identité. Toutefois, ces valeurs universelles
risquent d'être ainsi "essentialisées" par une définition
qui les considère comme des attributs statiques d'une communauté
politique.
Anne-Marie Thiesse retrace les tentatives d'appropriation
au niveau européen du modèle de création d'identité nationale
au XIXème siècle. Cependant, établir des
analogies directes n'est pas sans poser problème, d'une part
à cause de l'incompatibilité
du processus d'identification nationale avec l'hypothétique identité
européenne, d'autre part, en raison de l'impossibilité de transposer
des mécanismes élaborés il y a deux cents ans à nos sociétés contemporaines. Enfin, si nous pouvons
imaginer l'émergence à terme
d'une identité collective en tant que sous-produit, ou complément,
de l'intégration politique et sociale, il ne s'agit pas d'une création
de toutes pièces,mais bien plus d'un processus de longue
durée dont l'accomplissement peut prendre des générations (Anne-Marie
Thiesse).
Quant à la
vision post-moderne, la question peut se poser de savoir si celle-ci
ne comporte pas une certaine notion d'élitisme? Les références aux
identités transnationales, translocales, cosmopolites, hybrides,
créoles ou à l'homme des confins, tout en reflétant des réalités
sociales, ne comportent-elles pas un sous-entendu normatif de projet
élaboré par et pour les élites, qui cacherait d'autres réalités,
à l'opposé, telle la xénophobie dans les sociétés
européennes ou l'attachement à
l'identité nationale, encore perceptible parmi les populations
les plus "transnationalisées", tels les fonctionnaires européens
? Au niveau européen, Ralph Grillo voit une solution dans le modèle
d'une Europe multiculturelle, fondée sur un sentiment partagé d'appartenance
à une unité politique et favorisée par le dialogue
interculturel.
L'évolution de la Communauté européenne en tant qu'entité
politique invite à repenser
la question d'appartenance et d'identification. Mais tout d'abord,
un philosophe pourrait demander: "l'Europe moderne" existe-t-elle?
Pour Rémi Brague, si l'Europe médiévale a construit son identité
de façon externe, en empruntant des ressources culturelles à
l'extérieur, alors qu'elle
s'est développée économiquement en utilisant ses ressources internes,
l'Europe moderne s'appuie sur l'inversion de ce chiasme. En se contentant
de ses ressources propres dans le domaine de la culture, en plaçant
l'homme au-dessus de son héritage culturel, l'Europe moderne se
prive de sens. L'ouverture sur l'Europe du Centre et de l'Est constituerait
un espoir pour apporter du contenu au projet européen en cours.
II. Construction européenne et la question de l'identité
collective
L'accélération de l'intégration européenne depuis les années
quatre-vingt, la création du marché commun, l'Acte Unique Européen
ont profondément changé la nature de la Communauté, puis de l'Union
européenne. En même temps, ils ont laissé une empreinte profonde
sur les systèmes institutionnels des pays membres. Avec la
communautarisation croissante des politiques publiques dans de nombreux
domaines, l'Union européenne est devenue une création sui generis
qui dépasse dans beaucoup de domaines une simple confédération d'États
indépendants, sans devenir pour autant un État fédéral. Ce renforcement
institutionnel de l'Union européenne, les élections directes au
Parlement européen, enfin, les projets constitutionnels en cours
appellent à réfléchir
sur l'émergence d'une possible citoyenneté de l'Union, fondée sur
des droits fondamentaux, mais aussi sur des valeurs partagées. Cette
dernière question comporte toutefois un certain nombre d'incertitudes.
Identité et représentation en Europe
Monika Mokre relie la réflexion sur le développement politique
de l'Union européenne à un questionnement sur l'identité et la représentation
en tant que composantes du système politique et des sociétés
démocratiques. La question de l'identité collective est reliée à
celle de demos. Le peuple peut être
défini dans une perspective extérieure, comme un groupe défini
d'individus habitant un territoire déterminé et détenant certains
droits politiques et civiques. Cependant, la définition de ce groupe
n'est pas unanime à travers
différents pays membres de l'Union européenne, ainsi que l'illustre
par exemple l'inégal accès des étrangers - qu'ils soient
ressortissants communautaires ou pas - aux élections. Dans la perspective
intérieure, le peuple se définit par le sentiment d'appartenance
à une communauté politique.
Historiquement, ce sentiment était lié à l'appartenance culturelle à l'espace de l'État-nation, entité construite
et imaginée au XIXème siècle: "Cultural
identity constructions of nation states and their political structure
are structurally intertwined" (Monika Mokre). L'élément qui relie
la composante identitaire et culturelle à
la composante structurelle et politique des États nations
est la forme de la représentation du peuple, associée à
la démocratie, mais en même temps contestée dans sa
fonction essentielle de légitimation du pouvoir. Mais quelles structures,
quels mécanismes déterminent les principes de la représentation?
Celle-ci peut être conçue comme une fonction descriptive
et symbolique ou bien comme l'action d'agir dans l'intérêt
des représentés. Le concept de représentation est contesté car il
s'appuie sur des divergences légitimes des conceptions de l'homme
et de la société. Il s'agit néanmoins d'un concept essentiel, ainsi
que l'explique Monika Mokre, en tant qu'il est constitutif de la
société. Cependant, la représentation politique n'est qu'un élément
d'un cadre plus large de représentations symboliques construites
par la société. Dans plusieurs pays européens, la représentation
politique connaît actuellement une crise, suite à l'évolution des systèmes politiques et
des identités, qui n'a pas été suivie par des réformes des mécanismes
et des formes de représentation. L'intégration européenne laisse
donc une chance à une
réévaluation de ces formes de représentation.
L'Europe: une nouvelle "polis"?
Les expériences nationales et les apports théoriques peuvent
s'avérer utiles pour formuler des hypothèses et proposer
des solutions aux problèmes de représentation au niveau européen.
Conçue initialement comme un projet économique appelé à remplir des t‚ches politiques, la Communauté
européenne est devenue une union "toujours plus intégrée" en irriguant
par ses logiques un nombre croissant de politiques publiques nationales
et en modifiant les structures de pouvoir des pays membres. Les
interrogations sur la nature de cette construction sui generis
ont été formulées parallèlement aux critiques reprochant
l'insuffisance de modes de régulation démocratique, de transparence
et d'espace public européen. Notamment, les structures institutionnelles
européennes ne semblent pas refléter suffisamment les valeurs démocratiques
présentées comme étant le fondement idéel de l'Union (Monika Mokre).
Limites de l'identité européenne
Dans les débats sur l'identité européenne, le souci de définir
les concepts fait souvent défaut. Pierre Kende entreprend de clarifier
le concept de "l'identité européenne", limitée "vers le bas" par
la diversité des réalités et identifications nationales, alors qu'elle
reste ouverte "vers le haut" géographiquement, anthropologiquement,
culturellement. "Vers le bas, l'Europe est constituée de nations,
historiques ou non", dont chacune détient une vision particulière
de l'Europe qui lui est la plus familière (Pierre Kende).
Ainsi, les Européens sont divisés par leurs langues, l'histoire
enseignée à l'école,
les différences de la culture politique et par l'absence d'un "corps
politique" unifié. Si rechercher une identité européenne (en termes
d'identité collective) basée sur la culture est voué à
l'échec, on pourrait imaginer l'émergence d'une identité
politique, reposant sur l'identification des citoyens avec la nouvelle
structure politique européenne, construite sur un modèle
fédéral. De même, on pourrait concevoir la généralisation
d'un Verfassungspatriotismus à la mode habermassienne, qui répondrait à
la crise actuelle de l'État
national et qui permettrait l'identification à une communauté de civilisation. Cependant, cet
optimisme quant à la
possibilité de l'émergence d'une identification nouvelle, construite
par la référence aux nouvelles structures politiques européennes
n'a pas été partagé par tous les participants.
Les paradoxes du concept de l'identité européenne
Ryszard Legutko a discuté les antinomies de l'identité européenne
dont on assume le contenu - tels la liberté, l'individualisme, les
droits de l'homme, la tolérance - sans réfléchir sur le concept
lui-même. Or, dans une perspective philosophique, le concept
lui-même porte à confusion:
alors que l'identité qui importe pour l'individu est celle relative
à sa communauté, l'Europe apparaît comme une entité
abstraite et difficile à
cerner. Une autre antinomie est liée à
l'orientation vers le passé ou vers le futur prêtée
à l'identité européenne. Celle-ci est présentée,
selon les circonstances, alternativement comme un but à atteindre, facilité par le dépassement de l'ère
nationale, ou comme une réalité culturelle, un aboutissement placé
dans la continuité des développements millénaires. Quatre modèles
concurrents d'interprétation de l'identité européenne coexistent:
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Le modèle républicain, fondé
sur l'héritage européen classique et tourné vers le passé. Il tend
à être abandonné comme référence sociale.
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Le modèle libéral, fondé sur
l'individualisme,
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¡
Le modèle multiculturel, pluriel,
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¡
Le modèle post-moderne, est constitué
d'un mélange de deux précédents.
Les trois derniers modèles tendent à
s'orienter vers le futur.
Ce faisant, ils opèrent un pari sur les développements à
venir, pari, dont la validité est difficile à
évaluer.
Zdzislaw Mach a également choisi d'attirer l'attention sur
les limites et les paradoxes de l'identité européenne. Une première
interrogation consiste à
définir le contenu culturel et à
tracer les limites de cette hypothétique identité européenne.
Un aspect difficile de cette définition est celui de déterminer
"l'autre", le partenaire en relation avec lequel la définition pourrait
être construite. Une autre interrogation est liée aux valeurs
qui pourraient être considérées comme constitutives de la
communauté. Si la tolérance, le pluralisme ou la capacité d'autocritique
sont des concepts importants, leur interprétation peut porter à
confusion, notamment si au
nom de la tolérance on aboutit à
la segmentation et à
l'isolation de groupes sociaux ou si l'égalité des chances
et la libre compétition se transforment en "action affirmative"
inconditionnelle. En bref, toute société a besoin d'un certain degré
de cohésion, de valeurs, de symboles, de points de référence politique,
enfin, d'une plate-forme culturelle commune pour pouvoir développer
la communication interpersonnelle et un sentiment d'appartenance
à la communauté. Cependant, et c'est la l'ultime
paradoxe avancé par Zdzislaw Mach, la remise en question constante,
la crise d'identité, n'est-elle pas un élément intrinsèque
de la culture européenne?
III. "L'identité européenne" en questions: débats et
propositions
Devant la diversité de modèles de citoyenneté existants,
il n'est pas aisé de proposer une solution qui fédèrerait
les autres sans s'y opposer. Ainsi par exemple, ni le modèle
français de la nation, même s'il a fait ses preuves dans l'hexagone,
ni le modèle allemand basé sur l'ethnicité ne constituent
pas de modèle universel. La diversité des cultures nationales
n'incite pas à la recherche d'une identité hybride supranationale,
même s'il est possible de concevoir une communauté de valeurs
minimale. De telles tentatives se matérialisent dans des entreprises
concrètes, tel le projet européen de la Charte des droits
fondamentaux ou les travaux de la Convention.
Devant la difficulté à dépasser les particularités des traditions nationales,
certains participants au colloque ont proposé d'écarter la dimension
culturelle de l'identité européenne. Ainsi, cette identité pourrait
être conçue comme une "identité de faire" plutÙt que
comme une "identité d'être", orientée vers l'avenir, vers
un projet politique et social plutÙt que vers le passé. Pourtant,
cette vision ne fait pas l'unanimité, notamment en Europe centrale.
L'apport de l'expérience centre-européenne
En effet, l'expérience historique des pays d'Europe centrale
mérite d'être rappelée et revalorisée de nos jours, dans la
mesure ou elle représente une expérience périphérique qui semble
être partagée de plus en plus par les habitants de l'Union
européenne en voie d'agrandissement. Ainsi, la figure de l'homme
des confins qui vit plusieurs appartenances à
la fois, basée sur la tolérance religieuse héritée des républiques
multiethniques de l'époque moderne permet d'associer le cosmopolitisme
à l'attachement à sa "petite patrie" (Joanna Nowicki). Ce sentiment
d'appartenance multiple, fondé sur une connaissance de ses racines,
mais en aucun cas sur la négation de la dimension culturelle de
l'identité, est une condition d'un dialogue serein avec l'autre.
Propositions pour l'enseignement de l'histoire
L'image de l'Europe passe également par les manuels scolaires.
Devant la difficulté à dépasser les barrières linguistiques,
Pierre Kende propose de replacer les programmes d'enseignement de
l'histoire dans une perspective plus européenne, "cosmopolite et
critique" qui permettrait de mieux comprendre l'autre et de dépasser
les particularismes nationaux. Si certains participants ont appelé,
dans les discussions, à dépasser l'enseignement de l'histoire confiné
au cadre national, Luigi Cajani va plus loin en appelant à
l'ouverture des programmes scolaires à
l'enseignement d'une histoire mondiale qui sortirait
l'enseignement de l'histoire de l'européocentrisme. Ce postulat
a amené une série d'objections d'ordre pratique qui proposaient
de distinguer l'histoire - forcément mondiale - de son enseignement,
de l'histoire qui devrait partir des références familières
pour être compréhensible, qui pourrait se construire donc
d'une façon concentrique (Rémi Brague). Il a été remarqué que l'histoire
en tant que savoir sur un passé tend à être confondue avec la conception de l'histoire
comme une série de leçons civiques (Anne-Marie Thiesse). Les programmes
européens ne manquent pas de reproduire cette conception idéologique
de l'enseignement dans des buts éducatifs. Cependant, introduire
davantage d'éléments de l'histoire européenne dans les programmes
scolaires semble nécessaire car plusieurs pays, comme la France,
favorisent toujours un enseignement dominé largement par l'histoire
nationale (Joanna Nowicki).
Pour une réforme de la représentation au sein des
institutions européennes
Les contributions théoriques n'ont pas empêché leur
illustration par des prises de position normatives. Dans une vision
volontairement personnelle, Monika Mokre propose une réforme des
institutions européennes, tel le Parlement, de façon à ce qu'elles représentent plus amplement la diversité
des sociétés européennes, y compris les groupes ethniques ou culturels
qui se trouvent à la
marge des sociétés. Cette prise en compte des différences structurelles
des groupes sociaux (selon les critères tels que le genre
ou l'appartenance ethnique) aurait une forte valeur symbolique et
renforcerait l'engagement politique des groupes jusqu'alors marginalisés.
La représentation au sein de l'Union européenne devrait ainsi partir
d'une conception dynamique de la démocratie, perçue comme un processus
qui doit s'adapter à l'évolution des identités de ses citoyens et
aux tendances de la globalisation, en alliant si possible la défense
des valeurs universelles aux nouveaux modes de représentation, tels
les nouveaux mouvements sociaux. De telles propositions ne font
pas l'unanimité: en outre, des amalgames peuvent surgir entre la
représentation politique et non-politique ou entre la réflexion
en termes d'élections et celle en termes de quotas, ainsi que l'a
suggéré Ryszard Legutko.
Remarques conclusives
Les discussions riches et animées ont témoigné d'une richesse
d'approches. Les débats transcendaient les appartenances disciplinaires
et régionales pour associer des contributions du public. Le lieu
historique de la conférence - au cœur du Collegium Maius
de l'Université Jagellone - a porté les participants à illustrer leurs arguments par des comparaisons
et des exemples tirés du passé local. L'histoire de Cracovie, ville
royale et ancienne capitale polonaise, devenue capitale culturelle
de la Galicie, marquée par l'influence de l'empire austro-hongrois,
associe et illustre les questions abordées lors des débats: la coexistence
des identités et des loyautés plurielles ; un rattachement à
la "petite patrie" n'empêchant
ni une ouverture à des sujets de débats plus larges ni la conscience
d'appartenir à l'espace
culturel européen. Les débats, souvent animés et des interprétations
divergentes, permettent cependant de dégager quelques points de
convergence des analyses :
Pour une Europe politique
Partant des disciplines et des perspectives parfois éloignées,
la plupart des intervenants se sont accordés sur la nécessité de
renforcer la dimension politique de l'Union européenne. La présence
d'un projet clair, exprimant une volonté politique commune et fondé
sur une nette répartition des t‚ches entre les États membres est
une pré-condition à un éventuel renforcement du sentiment d'appartenance
à une communauté et
de la volonté de contribuer à
son développement.
Europe en tant que référence culturelle
Qu'ils considèrent l'Europe et son histoire comme
une source commune et comme un héritage partagé par ses habitants
ou comme une des références possibles dans des populations de plus
en plus globalisées et mélangées, plusieurs participants ont souligné
l'importance de dépasser le cadre strictement national d'enseignement
de l'histoire et de pratiques culturelles. Si les conclusions divergent,
les diagnostics se rejoignent pour stipuler plus de dialogue et
d'ouverture entre les responsables de programmes scolaires dans
différents pays européens.
L'élargissement en tant que "gisement de sens"
Pour de nombreux participants, la perspective de l'adhésion
des pays d'Europe centrale et orientale à l'Union européenne, adhésion qui va sceller le
processus de l'élargissement préparé depuis des années, apparaît
comme une chance pour l'Europe. Cette perspective entraîne les pays
membres à prévoir une profonde réforme institutionnelle
du fonctionnement de l'Union. Elle accentue les débats sur la participation
des citoyens à la
construction du système européen. Enfin, elle permet l'ouverture
intellectuelle et culturelle à
des expériences, des idées et des valeurs qui ont parfois
été oubliées, voire marginalisées avec le développement économique
et pragmatique de la communauté, mais qui peuvent néanmoins constituer
un apport important dans les débats sur la finalité politique et
sociale de l'Union européenne.