Pour autant que nous la concevons autrement que comme
un vague sentiment de proximité politico-culturelle, l'identité
européenne demande que nous précisions le contenu distinctif, ce
qui à son tour suppose que nous réussissions à délimiter
celui-ci à la fois vers "le bas" (nations) et vers
"le haut" (humanité). La communication qui suit va s'attaquer
successivement à ces deux problèmes de "délimitation"
pour aborder in fine le problème plus général, conceptuel
en quelque sorte, de "l'identité collective" en tant que
telle.
Délimitation vers le bas
L'Europe, comme chacun sait, n'est pas une entité
de type national: ses habitants, tout en partageant maintenant -
du moins en principe - un seul et même territoire, n'ont pas
de passé commun ni de langue unifiante; citoyens, ils ont été formés
par des histoires politiques et des traditions étatiques différentes
et distinctes. C'est ce qui fait d'ailleurs que - alors même
qu'ils participent à la même entreprise de "construction
européenne" - ils sont loin d'avoir la même vision de
l'Europe qu'ils font. En matière européenne, qu'il s'agisse
d'agriculture, de finance, de politique extérieure ou de n'importe
quelle matière, la manière de voir les choses n'est
pas la même lorsqu'on est français, allemand, britannique,
polonais, nordique ou ibérique ( etc.). On partage le mot "Europe"
mais pratiquement, au niveau de la vision que le mot véhicule, il
y a autant d'"Europes" que de nations européennes ( mettons
une trentaine)
Cette diversité est-elle un bien? Peut-être.
Mais qu'elle soit un bien ou en mal, elle s'oppose à l'unité.
Vous me demandez sans doute ce que j'entends ici
par "vision". Eh bien, ni plus ni moins que ce que les
gens ont en tête lorsqu'ils pensent à la chose publique,
à la vie en communauté. La diversité dont nous parlons tient
au fait que tous - Français, Allemands, Italiens, Polonais, etc.
- ont été formés à la chose publique par leurs antécédants
et traditions respectifs, nationaux et locaux. Nous savons aussi
que, depuis le XIXe siècle, l'élément déterminant de cette
formation civique a été national bien plus que local ou régional.
Dès lors, le citoyen européen - qui n'existe pas encore -
est soit français, soit belge, soit polonais ( et ainsi de suite
), et pour autant qu'il se fait une idée positive de l'Europe, il
se la représente comme française, allemande, polonaise, espagnole
( et ainsi de suite ).
"Fédérer les nations", qui jusqu'à
nouvel ordre est l'idée directrice de la construction européenne,
est un projet respectable et sans doute plus réaliste que celui
d'une Europe unie ( au sens d'une république une et indivisible).
Mais est-ce que ce projet minimaliste - qui n'est même pas
tout à fait "confédéral" - peut conduire à
brève ou moyenne échéance à l'unité au sens de la
"chose publique" unifiée, partagée, discutée en commun?
J'en doute. Et il me semble que mes doutes sont largement partagés
tant par les adeptes que par les adversaires d'une "Europe
unie". Les premiers estimant que l'Europe politique est dans
une impasse et les seconds, que le maintien, coûte que coûte,
de la forme intergouvernamentale est le seul moyen d'éviter la catastrophe
de la supranationalité.
Pour dire la chose autrement: en l'absence d'un "corps
politique" unifié, l'Europe peut difficilement avoir une identité,
une seule. Divisée vers le bas du fait des corps politiques
hérités du passé qui continuent de former et d'informer l'identité
civique des Européens, la Communauté européenne - baptisée prématurement
Union - aura du mal à
imposer une identité unique. Avec ou sans monnaie
commune, traversant aussi librement que possible les frontières
d'Etat, les citoyens de cette communauté resteront dans leur tête
français, britanniques, etc., et accessoirement seulement,"européens".
Si ce constat est acceptable - et je crois qu'il
l'est en l'état actuel des affaires européennes -, le problème
qui se pose alors pour un partisan de l'Europe unie est de savoir
s'il existe néanmoins des voies encore cachées, directes ou indirectes,
permettant de rapprocher la chose publique des uns et des autres
à commencer par la "vision" qu'ils se font de l'Europe.
Un des obstacles majeurs et évidents à l'unification
politico-culturelle est la diversité des langues: en l'absence d'un
parler commun lui permettant de disputer et de délibérer en commun,
une population peut difficilement arriver à se former en
vraie communauté ( historiquement, les exceptions sont rarissimes
). Le processus qui avait conduit à la formation des nations
modernes ayant fixé les langues qui sont celles des Etats-membres,
actuels ou futurs, de l'Europe institutionelle, celle-ci ne peut
faire autrement que de les reconnaître toutes en s'organisant comme
si, pour l'usage officiel, elles étaient toutes équivalentes. Dès
lors la "politie" européenne est multilingue avec toutes
les difficultés pratiques que cele entraîne. Mais si administrativement
- au prix et aux coûts que l'on sait - le multilinguisme est
faisable, dans la vie ordinaire et civique la pluralité des langues
perpétue les frontières en Europe-même et empêche
les citoyens qui se situent de part et d'autres de ces frontières
de communiquer entre eux comme ils le font avec leurs connationaux.
En dehors des instances restreintes de l'Europe institutionelle,
dont les travaux sont d'ailleurs largement ignorés par les opinions
publiques, il n'y a pas de débat "européen" ni une véritable
délibération paneuropéenne - si l'on peut encore se servir de ce
mot quelque peu suranné.
Au début du XXe siècle, et encore à
l'entre-deux-guerres, certains ont tenté de propager des langues
de communication internationale - du type de l'esperanto -
dont ils attendaient qu'elles contribuassent à rapprocher
les peuples. L'esperanto qui voulait être accessible
à tous du fait de sa simplicité, offrait d'ailleurs une synthèse
saisissante entre les principales langues européennes. Des dizaines
de milliers d'Européens, peut-être même plus, la pratiquaient
à son apogée, à commencer par les cheminots et les
postiers..... Il est d'autant plus mystérieux que l'idée d'une telle
langue - certes artificielle, mais reconciliatrice et reliante -
n'ait jamais été associée à la construction européenne. D'où
la nécessité pour les européens d'aujourd'hui de s'accommoder avec
un multilinguisme peu commode et qui se complique encore avec chaque
nouvel Etat admis. D'où aussi l'insensible progression -
jamais prévue par aucun traité mais imposée par l'internationalisation
des contacts - de l'une des langues de l'UE comme langue
privilégiée de communication. Un des problèmes que le triomphe
de cette langue soulève est qu'elle n'est pas exclusivement
ni principalement européenne. ( Nous en reparlerons dans un instant
)
Le mur des langues est impossible à démonter
ou à écarter. Il est cependant un autre mur séparant les
nations qu'il ne serait pas impossible de supprimer si l'on y mettait
de la bonne volonté; c'est celui de l'histoire que l'on enseigne
à l'école. On ne peut, bien entendu, pas supprimer que le
passé vécu. des uns ait été différent de celui des autres.
Les Polonais ne sont pas des Allemands ni des Français - précisément
parce qu'ils ont eu une autre histoire que ceux-ci ou ceux-là.
Le rapprochement ne saurait pas consister à nier la spécificité,
voire l'unicité, des uns et des autres. Il s'agirait cependant de
leur mieux faire voir qu'aujourd'hui leur histoire nationale n'est
unique que si l'on oublie toutes les autres; qu'elle relève
d'une histoire européenne commune comportant mille parallélismes
et dont on peut surmonter les aspects conflictuels à condition
de les regarder dans une perspective tournée vers l'avenir. Des
livres d'histoire "européens", préparés par des équipes
mixtes, éclairés par un dialogue avec tous les autres Européens
- y compris les voisins les plus problématiques -, conçus et présentés
dans un esprit supranational, cosmopolite et critique, permettraient
aus jeunes de toutes les nations de se rendre à l'évidence
que, culturellement, ils ont les mêmes ancêtres et que
leurs traditions, tout en étant différentes, se sont enrichies par
des emprunts réciproques pour entrer, evec l'avènement de
la modernité, dans des voies plus que similaires.
L'unification des histoires particulières
est, certes, pleine d'embûches car, souvent, ce qui est cause
de fierté pour les uns est souvenir douloureux, rappel d'humiliation
pour l'autre. Mais justement: il faudrait arriver à un état
de conscience où les gloires tout comme les blessures du
passé soient partagées, où ce qui attriste l'un ne soit pas
occasion de mauvaise joie pour l'autre. ( Imbéciles défilés des
orangistes à Belfast! ) C'est moins une question d'établissement
des faits que celle de leur présentation
Eduqués dans un esprit plus cosmopolite, plus ouvert
aux sensibilités et aux difficultés des voisins, mieux informés
de leurs préoccupations, les Français, Allemands, Polonais, etc.
seraient mieux à même de comprendre les débats qui
mobilisent les autres, voire d'y participer. Ce qui ferait alors
que fussent traduits d'une langue à l'autre non seulement
des oeuvres littéraires ou des travaux scientifiques mais aussi
des essais socio-politiques, ceux-mêmes qui déclenchent ou
qui résument les débats publics "des autres" et qui, -
de nos jours - sont singulièrement ignorés au-delà
des frontières de ces "autres".
Vous direz que tout cela est illusoire et dépassé
car l'esprit public se forme aujourd'hui autour des stades et des
rock-concerts, ou, intellectuellement, dans les circuits de l'internet.
Peut-être. Il n'empêche que les institutions européennes
existent et que les Français et les autres sont, tous les cinq ans,
appelés à voter en tant qu'Européens alors qu'ils ont si
peu d'idée de ce qui se passe chez les autres ou de ce que l'Europe
représente pour eux mêmes. Si nous voulons vraiment que la
citoyenneté européenne soit encore autre chose qu'une mention sur
le passeport; il est indispensable que le citoyen européen soit
éduqué, informé, motivé en tant que tel - et non seulement en tant
que citoyen d'un Etat-membre -; il est indispensable qu'il soit
rendu conscient plus qu'il ne l'est aujourd'hui de ce qui associe
son pays aux quinze ou vint-cinq-cinq autres réunis sous le drapeau
de l'Europe.
Sinon le "bas" continuera de ronger les
bases d'une conscience authentiquement européenne.
Délimitation vers le haut
Le problème que j'entends évoquer sous ce
titre est lié aux ambiguïtés de l'adjectif "européen".
Géographiquement, celui-ci se rapporte à un sous-continent
dont les frontiers vers l'Est ( l'Assie continentale et l'Asie mineure
) sont floues, et qui n'existent qu'à la faveur d'une convention
géographique. Anthropologiquement, le terme désigne une ou plusueurs
"races", plus ou moins exactement délimitées, dont les
spécimens se trouvent aujourd'hui dispersés sur les cinq continents.
Appliqué enfin à l'ordre des choses de l'esprit, le même
adjectif échappe à toute délimitation topographique: "l'esprit
européen", à supposer qu'il existe, n'a pas de frontières;
par définition il les transcende - sa "particulatité"
n'est-elle pas, précisement, d'être universel?
On voit donc que, "vers le haut", l'Europe
n'est tout-à-fait délimitée ni par la géographie, ni par
les données anthropologiques, ni par les "choses de l'esprit"
- culture, système politique, etc. -. Non que ces limites
soient inexistantes: à bien des occurrences elles sont visibles,
palpables, porteuses de traits distinctifs et de contrastes. Mais
elles sont ouvertes. Ouvertes vers l'Est ( l'Oural ou le Caucase
ne sont pas des limites naturelles, évidentes ). Ouvertes vers l'Ouest
et le Sud ( l'Europe a des prolongements sur les continents américains,
australien et au-delà ). Ouverte est l'Europe aussi en ce
sens que sa population est composite et le devient de plus en plus.
Enfin et surtout, ouverte est l'Europe du fait de sa culture qui
est celle de la modernité, et dont l'expansion a toujours été commandée
par une ambition universaliste, plus ou moins indépendamment des
rapports de force.
Mais si ces constats ( qui n'on d'ailleurs rien d'original
) sont justes, s'il est vrai que l'Europe ne peut guère se
délimiter "vers le haut", c'est à dire vers le
reste du monde et de l'humanité, le problème qui se pose
alors est de savoir si l'Europe est une entité capable de ne
s'identifier qu'avec elle-même, - si, politiquement et
culturellement, elle peut jamais devenir telle?
Je laisse de côtè la question de savoir si
une telle orientation est souhaitable. Je pars en effet de
l'idée que l'Europe institutionalisée cherche à consolider
ses acquis par une sorte d'union politique, et qu'une entité politique,
même lorsqu'elle a des visées universalistes, ne peut se refuser
un minimum d'égoisme collectif limité à ses seuls sociétaires.
C'est en ce sens - politique - qu'une "identité" collective
européenne pourrait, en effet, prendre son départ.
Mais pour que les Européens - citoyens, élus et dirigeants
de toutes sortes - évoluent dans ce sens, il faut, évidemment, que
l'Europe se donne une structure politique unifiée, un Etat, sans
doute fédéral mais qui est autre chose qu'une conférence intergouvernementalle
permanente instituée entre quinze ou vingt-cinq participants. Tant
que les Etats-membres restent des acteurs indépendants de la scéne
internationale, forcement, les citoyens de chacun d'eux tendront
à s'identifier avant tout avec leur Etat, leur collectivité
nationale, en continuant de percevoir l'Europe principalement comme
un champ de lutte entre ses composantes et non pas comme une entité
distincte du reste de l'univers, dont les membres seraient destinés
à s'entendrent. Cette perception ne se modifiera dans le
sens postulé - de l'identification supranationale - qu'à
partir du moment où l'Europe, politiquement, deviendra un
acteur indépendant de la scéne international et se comportera en
tant que tel Nous ignorons si, dans l'orientation des affaires européennes,
une telle mutation peut se produire à brève échéance
- probablement, no -, mais une chose est sure: l'identification
civique avec l'Europe ne peut naître que de cette façon-là.
Encore faut-il que l'Etat européen postulé ci-haut
possède une volonté de s'imposer sur la scène internationale
comme une vraie puissance ayant des intérêts distincts du
reste de l'univers. C'est le sociologue Jean Baechler qui a formulé
cette condition avec le plus de clarté dans un essai intitulé "L'Europe
peut-elle encore faire de l'histoire?" et publié en 1989 dans
la revue "Commentaire" ( n° 48 ) Evaluant les ambitions
politiques de l'Europe, Baechler a démontré que, théoriquement,
quatre voies étaient ouvertes à l'Europe à l'époque
où il écrivait: se satelliser soit à l'URSS soit aux
Etats-Unis, devenir une Suisse à l'échelle mondiale, ou se
comporter comme une puissance autonome dans un monde devenant multipolaire.
Une de ces voies ayant été éliminée par l'histoire du XXe siècle
finissant, en ce début du troisième millénaire, les choix
possibles de l'Europe se limitent désormais à trois: puissance
autonome, satellite US, emporium politiquement neutre et
passif d'un monde multipolaire. Cette énumération va dans une probabilité
croissante: des trois volets de l'alternative, c'est le premier
qui nous semble avoir le moins de chances de se réaliser, comparé
aux deux autres. Ce qui ne veut pas dire que ses chances sont nulles.
Les deux autres voies ouvertes à l'Europe
en l'état actuel des choses ont ceci en commun, qu'elles ne favorisent
guère l'émergence d'une forte "identité" européenne.
Bien au contraire, elles ne peuvent que conforter les Européens
dans la conviction que, leur lieu d'identification c'est la patrie
étroite ( la région ou la nation ). Ou alors que, le monde se "globalisant"
et les valeurs se relativisant selon la loi d'airain de l'époque
postmoderne, ils n'ont plus de patrie, ils sont chez eux partout.....
De l'identité collective
Dans les dernières décennies du XXe siècle,
le mot terne "identité" est devenu très à
la mode, non au sens de l'identité biologique ou psychologique d'un
être individuel mais à celui des collectivités ethno-culturelles.
On peut se demander si ce dernier usage est légitime, si l'extension
du concept d'identité à des collectivités, quelles qu'elles
soient, est justifiée.
Au sens strict, seul l'individu est identique à
lui-même ( ce que chacun de nous éprouve d'ailleurs à
moins d'être frappé d'un mal schizoïde ). Une collectivité
immergée dans le temps qui passe reste-t-elle identique à
elle-même? Ne serait-il pas plus juste de dire qu'elle a des
caractéristiques - par exemple. des habitudes communes ou un ensemble
de signes de communication - qui se transmettent aux individus la
composant, soit par assimilation spontanée, soit par un apprentissage
plus ou moins dirigé et conscient? Personnellement, je ne connais
qu'une seule identité collective parfaitement stable et déterminée
par la nature: l'appartenance au groupe masculin ou féminin. Toutes
les autres "identités" collectives sont culturellement
acquises et, par conséquent, séparables de l'individu. Elles sont
acquises à ce dernier du milieu d'origine, ou d'adoption,
qui l'a marqué - quand il l'a marqué - comme une empreinte avec
avec laquelle il tend à s'identifier - à moins qu'il
cherche à s'en débarraser ( ce qui est encore une sorte de
marquage ). C'est cette identification positive ou négative qu'on
appelle - à tort, il me semble - "identité collective".
Nous savons d'ailleurs que l'identification de l'individu
avec son groupe n'est totale que dans les sociétés archaïques;
là-encore, c'est une hypothèse plus qu'une certitude.
Avec le dévelopement de la société, tous les groupes originaires
s'intègrent dans un reseau plus complexe, ce qui n'est pas
sans effet sur le lien individu-groupe. Dans les sociétés modernes,
chaque individu appartient à des groupes nombreux et disparates
( membre de telle famille et habitant telle commune, il est ouvrier,
commerçant, ingénieur ou gendarme, pratique la musique ou le sport,
milite ou non dans une association, est catholique, juif ou franc-maçon,
etc.). Le degré auquel il s'identifie avec chacun de ces groupes
est aussi affaire de choix personnel. L'identification avec tel
groupe peut se limiter à un vague sentiment de préoccupations
semblables, ou de goûts partagés, alors que face à
un tel autre groupe elle se traduit par un sens du devoir et des
actes de fidélité. On sait aussi qu'avec le temps, un individu donné
peut changer le, ou les, objet(s) priviligié(s) de ses identifications
ainsi que l'intensité avec laquelle il s'attache à ceux-ci.
( Cette remarque, de nos jours et dans un contexte moderne, vaut
évidemment pour la famille, mais aussi pour une autre référence
aussi lourdement chargée de valeurs que la religion ).
La cible d'identification qui nous a plus précisément
préoccupés à propos de l'Europe s'appelle "nation".
Nous sommes partis du constat largement admis par les spécialistes
de la question que, de toutes les identifications collectives des
temps modernes, c'est le sentiment d'appartenir à une nation
- la mienne - qui est le plus lourdement chargé d'affectivité et
le plus visiblement présent dans mes loyautés civiques. Encore faut-il
chercher à comprendre comment est l'articulation de ce sentiment
avec d'autres identifications dont l'objet est plus ou moins similaire,
comme, par exemple, la religion ou une cause politique ( l'une et
l'autre étant d'ailleurs susceptibles de transcender la nation ).
Nous savons que la nationalité est très englobante - on est
Français d'abord et ouvrier ensuite, pour ne prendre que cet exemple
- mais est-elle forcément et toujours plus englobante que la religion
et la cause politique, qualités qui sont depuis longtemps en concurrene
avec elle? Enfin, pour retourner au sujet de cette communication,
la nationalité comme sentiment englobant est-elle compatible avec
d'autres identifications à vocation englobante, et plus précisément
avec la citoyenneté européenne?
Partons d'un fait bien établi. Pour un jeune écolier
en Europe, la nation - plus exactement, la patrie et sa langue -
est une donnée de naissance presque aussi immédiate que d'être
né homme ou femme ( sauf, bien entendu, quand il est issu d'une
famille d'immigrés ou d'une minorité nationale ). Ce n'est qu'à
l'age adulte, au moment de se découvrir être politique, que
ce même individu prend conscience du caractère non
entièrement naturel de cette donnée et de la possibilité
qu'il a de se déterminer par rapport à elle tant affectivement
que politiquement. C'est à ce moment-là que l'"identité"
nationale s'avère pour ce qu'elle est en vérité: le résultat
plus ou moins médité d'une identification apprise. Homme ou femme,
je le suis quoi que je fasse. Français, hongrois ou danois, je le
suis tant que je me définis comme tel prioritairement à
toute autre identification collective.
Si cette présentation des choses est proche de la
réalité, il s'ensuit que l'identification de type national, qui,
nous venons de le constater, elle aussi comporte une part volontariste,
n'est pas forcement réservée à la seule nation. La communauté
englobante que nous choisisson en tant que citoyens modernes placés
devant les complexités du monde contemporain reste, pour les uns,
en-deçà de la nation et peut aller, pour d'autres, au-delà
de celle-ci. Supposons, en effet, avec Jürgen Habermas, que le patriotisme
des citoyens allemands, français, hollandais ou italiens tend à
s'attacher de plus en plus aux libertés constitutionnellement garanties
au lieu de s'identifier avec les cadres géographiques d'une patrie
historique. Nous nous acheminons alors vers un Etat européen postnational
avec lequel nous nous identifions avant tout en raison de la justesse
de ses lois et, en second lieu seulement, en raison des liens que
l'histoire a noués entre lui et nous. (1) Bien entendu, le fait
que cet ensemble constitutionnel soit aussi une communauté de culture
n'est pas négligeable: toute seule la patrie de raison ne saurait
remplacer les patrie d'affection.
Mais pourquoi ce nouveau patriotisme raisonné doit-il
s'attacher à l'Europe plutôt qu'à un ensemble pluricontinental
encore plus englobant, mais aussi soucieux des libertés et des droits
de l'homme que l'Union européenne? La réponse n'est pas évidente
alors même que, intuitivement, on comprend que les dimensions
d'un "nous" collectif, même quand il est fondé en
raison, doivent respecter certaines limites. L'Europe, aussi ouverte
qu'elle soit "vers le haut", représente néanmoins une
communauté de civilisation formée par l'histoire et la géographie,
une communauté dont les membres, quand bien même ils parlent
des langues différentes, sont tenus ensemble par de nombreux liens
d'échange, de communication et de proximité. Le sentiment d'être
Européen et d'avoir quelque chose à partager avec les autres
Européens est moins abstrait, moins chimérique que celui d'être
citoyen du monde, ou défenseur, disons, des valeurs de la civilisation
occidentale.
Les évidences sont, certes, exposées à la
corrosion. Pendant longtemps il a été tenu pour une évidence que
l'affect du patriotisme est réservé à la cité - Jean-Jacques
Rousseau le pensait ainsi. Avec l'avènement de la nation
moderne, on a dû cependant reconnaître que le sentiment patriotique
est non seulement compatible avec un grand Etat mais peut monter,
avec celui-ci, à des niveaux d'intensité quasiment religieux,
allant jusqu'au sacrifice personnel. Mais l'évidence de cette nouvelle
équation n'a pas, elle non plus, survecu au XXe siècle. L'effet
conjoint des deux guerres mondiales a désacralisé la Nation au point
de libérer le terrain devant des objets d'identification plus partiels,
ainsi que des modes d'identification plus réservés et plus variables.
C'est précisément cette évolution-là qui nous interpelle
en nous posant la question de ce qui peut succéder au nationalism
déclinant.
Le retour à des micro-patriotismes, ou une
avancée vers des identifications civiques élargies ( mais en même
temps d'intensité limitées ) ? Tel est en substance le problème
de l'Europe, considéré non du côté de la coopération entre Etats
mais sous l'angle des modes d'identifications collectives. "Liberté",
oui; "égalité", oui. Mais "fraternité", comment
et jusqu'à quel point? "Europeen", je le suis,
ou je veux bien l'être. Mon "identité" n'est donc
pas en question: mais ai-je aussi l'envie de m'identifier avec
mes frères européens au point ( pas de mourir pour eux, car
c'est désormais l'affaire des professinnels ) de partager avec eux
les bénéfices de mon impôt et les rentes de mes cotisations pour
la retraite? Toute la question est là.
NOTE.
(1) Le problème de l'Etat européen est discuté
d'une façon très complète et très approfondie
par Jean-Marie Ferry dans un livre qui porte ce titre-même
(Pais, 2000)
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