L'anthropologie
culturelle continue à susciter des réticences dans l'univers
intellectuel français. La méfiance exprimée à son égard a
sa source dans la conscience de dérives dont on pressent la gravité.
On redoute tout d'abord le risque du culturalisme à l'américaine,
perçu comme contraire à un certain idéal d'universalisme
à la française. Au nom de celui-ci, on ne souhaite pas décrire
les personnes en fonction de leur culture de peur de les enfermer
dans une réalité fabriquée qui risquerait de ne pas correspondre
aux choix profonds de l'intéressé. L'universalisme français a l'ambition
contraire : libérer la personne de tout déterminisme (de race, de
classe sociale, de lieu de naissance, d'appartenance à une
religion) et l' encourager à choisir son identité en fonction de
ses préférences, de ses affinités, de ses valeurs.
L'enjeu n'est pas seulement théorique mais prend une dimension
politique concrète : derrière ce refus d'attribuer
à une personne « une étiquette culturelle précise » se cache
la hantise de compromettre l'idéal français d'intégration de personnes
issues de cultures différentes, basé sur l'acte d'adhésion volontaire
aux valeurs partagées de la citoyenneté républicaine. Dans ce contexte,
décrire une appartenance ne paraît pas neutre car la frontière
est vite franchie entre la description et le déterminisme. Dès
lors, le concept de l'identité culturelle devient délicat à
manier : au coeur de la réflexion sur l'autodétermination culturelle
individuelle, présentée comme souhaitée car libératrice de déterminismes
qui pèsent, ce terme est devenu une sorte de tabou que l'on
évite scrupuleusement d'utiliser, de peur de sombrer dans un essentialisme
culturel, perçu avec raison comme dangereux - on sait le risque
d'instrumentalisation de l'identité qui peut aboutir à une
guerre de cultures que l'on veut à tout prix éviter.
Sans négliger la nécessaire
prudence dont il faut faire preuve dans l'approche de l'identité
et de l'altérité, nous nous proposons de réfléchir sur une possible
anthropologie interculturelle qui trouve sa place assez naturellement
dans les avancées des sciences de l'information et de la communication.
Celles-ci sont particulièrement bien préparées
pour penser l'importance de l'image, du discours et de la représentation,
tant culturelle que politique, qui peut aboutir aux stéréotypes;
plusieurs travaux se rapportant à la problématique de la
médiation culturelle relèvent de la même préoccupation.
« Etre civilisé aujourd'hui, c'est vivre plusieurs identités sans
nostalgie, sans drame mais (...) avec détachement » (D. Bougnoux).
Or, la recomposition récente
du continent européen repose en d'autres termes la question de la
cohabitation culturelle qui est au coeur du débat démocratique.
Nous proposons d'introduire le concept de l'homme des confins comme
figure emblématique de cette nouvelle manière de vivre son
appartenance à la culture humaine. D'autres modèles
venus de « l'Europe cadette » (Kloczowski) interpellent le modèle dominant en Europe
occidentale (version polonaise où la culture et la religion
sont difficilement séparables, version
hongroise avec la loi de l'autonomie personnelle de Reiner,
version tchèque avec une
forte relativisation de chacun des éléments constitutifs
de l'identité nationale) D'autre part, les travaux de Demorgon,
Cohen Emerique, Winkin, Todorov, Augé,
Schnapper contribuent au développement de l'anthropologie
culturelle à la française mais chacune de ces approches ne
propose qu'un aspect particulier
de la problématique en question :
Demorgon dresse de grands modèles
théoriques des sociétés et de leurs interactions, Cohen Emerique travaille sur l'identité personnelle et le choc culturel,
Winkin montre les limites de l'interculturel
venu de l'anthropologie américaine et trop souvent instrumentalisé,
Todorov analyse de grands courants humanistes dans la culture française
et les figures de voyageurs. Augé travaille sur les liens entre
l'anthropologie et l'histoire, tandis que Schnapper
mène une réflexion de fond sur la sociologie des relations
inter ethniques en rapport
avec la citoyenneté moderne.
Puisant dans toutes ces approches et tenant compte de la nouvelle
donne européenne, nous envisageons une autre manière de réfléchir
sur les relations transculturelles. Partir du particulier, à
la manière des ethnologues, pour parvenir à un modèle
plus général et ensuite pouvoir risquer des confrontations avec
d'autres modèles. Réfléchir non pas sur la place de l'homme
dans une société donnée mais à celle de la société dans l'homme
et sur la spécificité du dialogue interculturel moderne,
dialogue où les références ne sont pas communes d'emblée;
(à cet égard les travaux de Francis Jacques sur le dialogue
référentiel nous paraissent très féconds).
Peu à peu, au lieu d'être « l'homme d'ici » ou
« d'ailleurs », nous devenons tous «homme des confins», à
la fois d'ici et d'ailleurs, essayant de négocier notre propre appartenance
qui respecte ce qui nous est particulier et qui contribue à
l'universel.
Mots-clés: anthropologie interculturelle, confins, dialogue.
Joanna Nowicki
Maître de Conférence à
l'Université de Marne la Vallée, Paris XII
"L'homme
des confins"* - for
an intercultural anthropology
Cultural anthropology is still viewed with some
suspicion in French intellectual circles.
These misgivings stem from the awareness of its inherent
risks, the seriousness of which we are all too aware of.
We dread above all the dangers of American culturalism
which is perceived as going against a certain French ideal of universalism,
in the name of which we shy away from defining people according
to their culture, afraid of boxing them into a constructed reality
which may well not correspond to the fundamental choices of the
person concerned. French universalism strives to the opposite
of this: to liberate people from all forms of determinism (race,
social class, birthplace, religion) and encourage them to choose
their identity according to their own preferences, affinities, values.
The importance of this is not only theoretical,
but also takes on a concrete political dimension. Behind this refusal to give people a "distinct
cultural label" lies the obsessive fear of compromising the
French ideal of integrating people from different cultures, based
on the voluntary act of adhering to the shared values of republican
citizenship. In this context, describing a person as belonging
to such or such a culture is not a neutral statement, as the limits
between description and determinism are quickly crossed. That being the case, the concept of cultural
identity becomes difficult to deal with: at the heart of the thinking
on individual cultural self-determination, which is seen as desirable
as it liberates from determinisms that can be a burden, this term
has become a kind of taboo that we scrupulously avoid using from
a fear of sinking into a cultural essentialism correctly perceived
as dangerous - the risks of manipulating identity, which can lead
to a war of cultures that we want at all costs to avoid, are well
known.
Without disregarding the necessary caution
when looking at identity and alterity,
we intend to reflect on an intercultural anthropology which slots
quite naturally into the advances in information and communication
technologies, which are particularly well predisposed to determine
the importance of images, words and perceptions, cultural as well
as political, that can lead to stereotypes. Several works which look at the question of
cultural mediation all stem from the same preoccupation: "Being
civilised today means assuming several identities without
any kind of nostalgia, without any fuss but (...) with detachment"
(D. Bougnoux).
The recent
recomposition of the European continent
poses the question of cultural cohabitation in other terms, and
this is at the heart of the debate on democracy.
We intend to put forward the concept of "l'homme
des confins" as the symbolic figure of this new way of assuming
ones belonging to human culture.
Other models from the "youngest Europe" (Kloczowski)
question the dominant model in Western Europe (the Polish version
where culture and religion are not easily separated, the Hungarian
version with Reiner's law of personal autonomy, the Czech version with
a strong relativisation of all the constituent
elements of national identity).
On the other hand the works of Demorgon,
Cohen Emerique, Winkin,
Todorov, Augé, Schnapper
contribute to the development of cultural anthropology à la française,
but each one of these approaches puts forward only one particular
aspect of the question at hand:
Demorgon lays
out grand theoretical models of societies and their interaction,
Cohen Emerique works on personal identity and cultural shocks, Winkin demonstrates the limits of the interculturalism
originating in American anthropology and which is all too often
manipulated, Todorov analyses humanist currents in French culture and the
figures of travellers. Augé looks at what
links anthropology and history, whereas Schnapper
deals in depth with the sociology of inter-ethnic relations and
modern citizenship.
Drawing from all these approaches and
taking into consideration the new European context, we propose to
put forward an alternative way of looking at transcultural
relations. We have to get
away from the particular, the approach used by ethnologists, in
order to arrive at a more general model, to then be in a position
to risk confrontations with other models. The aim is to reflect not on Man's place in
a given society, but on society's place in Man and on the specificity
of modern intercultural dialogue, a dialogue where references are
not common straight away; (in this respect the work of Francis Jacques
on referential dialogue is particularly fertile).
Little by
little, instead of being from "here" or "elsewhere",
we all become "l'homme des confins",
at the same time from here and elsewhere, trying to negotiate our
own sense of belonging which respects our individual characteristics
and contributes to the universal.
Key words:
cultural anthropology, "confins",
dialogue
*The expression "l'homme
des confins" literally means "Man
of frontiers". It is
a concept developed by the author and it essentially means having
a plural identity open to different cultural paradigms at the same
time. It is a kind of simultaneous intimacy with several
cultures (but more than a simple cosmopolitism which is much more
superficial).
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